The Yale Anthology of Twentieth-Century French Poetry

(WallPaper) #1

part 3. 1931–1945: prewar and war poetry


Attention, le fil indéfini des siècles tient tout entier dans cette perle qui est ma
face et ma fin.


Le Mot et la mouche


Un magicien avait coutume de divertir son monde du petit tour que voici.
Ayant bien ventilé la chambre et fermé les fenêtres, il se penchait sur une grande
table d’acajou et prononçait attentivement le mot «mouche». Et aussitôt une
mouche trottinait au milieu de la table, tâtant le vernis de sa petite trompe molle
et se frottant les pattes de devant comme n’importe quelle mouche naturelle.
Alors, de nouveau, le magicien se penchait sur la table et prononçait encore le
mot «mouche». Et l’insecte tombait raide sur le dos, comme foudroyé. En
regardant son cadavre à la loupe, on ne voyait qu’une carcasse vide et sèche, ne
renfermant aucun viscère, aucune humeur, aucune lueur dans les yeux à facettes.
Le magicien regardait alors ses invités avec un sourire modeste, quêtant les
compliments, qu’on lui accordait comme il se doit.
J’ai toujours trouvé ce tour assez misérable. A quoi aboutissait-il? Au com-
mencement, il n’y avait rien, et à la fin il y avait un cadavre de mouche. La belle
avance! Il fallait encore se débarrasser des cadavres—encore qu’une vieille admi-
ratrice du magicien les collectionnât, quand elle pouvait les ramasser à la dé-
robée. Cela faisait mentir la règle: «jamais deux sans trois». On attendait une
troisième profération du mot «mouche», qui eût fait disparaître sans traces le
cadavre de l’insecte; ainsi toutes choses à la fin eussent été comme au commence-
ment, sauf dans nos mémoires, déjà bien assez encombrées sans cela.
Je dois préciser que c’était un assez médiocre magicien, un raté qui, après
s’être essayé avec aussi peu de bonheur à la poésie et à la philosophie, avait
transporté ses ambitions dans l’art des prestiges; et même là, il lui manquait
encore quelque chose.

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