The Yale Anthology of Twentieth-Century French Poetry

(WallPaper) #1

part 3. 1931–1945: prewar and war poetry


L’Aïeul


Joachaim est sans doute au fond du jardin. On ne s’occupe plus guère de lui.
Si impérieux autrefois, il a fini par accepter tant d’événements imprévus qu’on ne
lui demande plus son avis. Jeune il semblait faire peu de cas de ses bonheurs. Les
premiers ennuis l’ont trouvé impavide. Puis les déceptions ont été inavouables: il
a plié d’un air distrait.
Il ne sait plus les jours ni les heures. Assis sous le poirier, près des pendoirs de
raphia, il lit le livre des hymnes. Il s’étonne, il s’émeut. Le soleil d’un soir précoce
pose une gaieté dérisoire sur les premières feuilles mortes et sur les dernières
roses.
Sa vie il en est comme déjà dépossédé. On dirait qu’elle vient de le quitter en
l’éclaboussant. Mais le texte est une herbe insolente au milieu du chemin. Les
phrases chantonnent comme le vent quand les ronces l’éraflent:


L’étrangeté du monde met mon cœur en feu.
Certes personne ne dure longtemps.
Ô ce peu de jours que tu nous donnes.
On erre quelques saisons parmi les apparences
avant d’entrer dans la disparition.

Joachim lève la tête comme s’il avait entendu des nuages se prendre dans les
ramures. Et il s’aperçoit qu’un jeune homme se tient près de lui. Alors il répète
tout haut ce qu’il vient de lire:


On erre quelques saisons parmi les apparences
avant d’entrer dans la disparition,

mais en même temps il se souvient du jour où ils avaient arrêté la charrette en
forêt. Toute la famille s’était reposée dans l’ombre entre les taches de soleil. N’en
restait-il que ce grand jeune homme pour revenir le voir?
Le jeune homme ne sait que dire quand il rencontre ainsi le deuil atavique de
sa race. Il esquisse un sourire et il a sur le visage l’enluminure du couchant.

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