D
ans les années 2000, les réseaux
sociaux tels que Twitter et Face-
book voyaient le jour. À l’époque,
ils apparaissaient encore comme des lieux
paisibles où les idées s’échangeaient et
où les individus intervenaient avec une
certaine bienveillance. Rien de tel en
- Cette année aura encore été char-
gée en scandales algorithmiques, achar-
nements verbaux et polémiques erronées.
Pour autant, ce n’est pas une raison pour
enterrer un projet d’envergure civilisa-
tionnelle, dont le partage démocratique
est le fondement. Pour cela, une seule so-
lution : les réseaux sociaux doivent chan-
ger et 2022 constituera pour eux un pivot
déterminant.
Au premier rang des résolutions que
les propriétaires de ces plateformes de-
vraient prendre : mettre un frein à la cir-
culation de la haine et à la propagation
des fake news, et réduire l’impact négatif
de leurs outils sur notre santé mentale.
De toute évidence, ils devront revoir
les algorithmes de leurs applications, qui
dévorent notre attention et nous im-
posent une vision prismatique – a for-
tiori biaisée – du monde. Comme leurs
algorithmes de recommandation de
contenus, de catégorisation des utilisa-
teurs ou de mise en connexion. Les géants
technologiques devront aussi faire évo-
luer leurs pratiques de développement
et de tests algorithmiques afin d’élimi-
ner – ou du moins de minimiser – les
risques de discrimination technologique
et d’effets bulle, tant redoutés. Mais, pour
parvenir à un tel paradigme, les plate-
formes seront dans l’obligation de recons-
idérer leur modèle économique, reposant
actuellement sur une consommation
massive et accélérée par leurs utilisateurs
des contenus suggérés.
Il est temps que ces plateformes revi-
sitent leur relation à leurs utilisateurs,
aujourd’hui perçus comme de simples
générateurs de revenus. À l’instar du film
Matrix, où les hommes constituent des
batteries pour les machines dominant le
monde. Les réseaux devront au contraire
nous envisager comme des collabora-
teurs, en commençant par nous expli-
quer le fonctionnement de leurs outils.
Nous deviendrons alors leurs meilleurs
ennemis en les défiant intelligemment.
Ainsi, nous contribuerons à améliorer
en pratique leurs applications.
Ces plateformes devront en outre as-
sumer leur rôle d’éditeurs de contenus
en abandonnant définitivement le sta-
tut d’hébergeur, somme toute obsolète,
pour ne pas dire hypocrite au regard de
leurs agissements. La hiérarchisation al-
gorithmisée des contenus induisant une
ligne éditoriale évidente. Enfin, ils de-
vront moduler leur message qui promeut
la connexion globale de l’humanité pour
le bien commun, pourtant éloigné d’une
réalité qu’ils ont construite et qui tend à
polariser les individus au maximum.
Alors que leur réputation se dégrade
comme jamais, que les lanceurs d’alerte
se multiplient et que de nouvelles régu-
lations s’annoncent, force est de recon-
naître que les réseaux sociaux sont à un
point de non-retour. S’ils n’agissent pas,
ils tourneront en rond comme un pois-
son dans un bocal en pleine tempête,
pour paraphraser le titre du livre de Bruno
Patino (1) §
- Tempête dans le bocal. La nouvelle civilisation du
poisson rouge, de Bruno Patino (Grasset, 18 €).
sens qu’on lui donne. Mais on s’ac-
corde généralement pour estimer qu’elle
se définit comme une attaque physique
ou verbale extrême. Par exemple, la li-
berté d’expression induit une offense po-
tentielle à autrui, mais celle-ci est
généralement considérée comme échap-
pant du ressort de l’État, sauf dans cer-
tains cas, comme la diffamation. Quant
à la nuisance qu’on s’inflige soi-même,
sa définition semble a priori limpide.
Ce principe achoppe sur les situations
où l’action individuelle porte préjudice
aussi bien à autrui qu’à soi-même. Une
épidémie comme celle du Covid-19 est
un cas d’école : lorsqu’on utilise un
masque ou qu’on se vaccine, on le fait au-
tant pour soi que pour les autres. Cela
s’avère d’autant plus nécessaire qu’une
pandémie est un phénomène multipli-
catif dont la croissance est exponentielle :
chaque contamination en entraîne plu-
sieurs autres qui en entraînent plusieurs
autres à leur tour. C’est pourquoi les com-
paraisons entre cette configuration et les
accidents de voiture ou les maladies non
contagieuses sont absurdes. Aussi, esti-
mer que les gestes barrières ou la vacci-
nation ne relèvent que de la responsabi-
lité individuelle est une erreur.
La pandémie a révélé un manque dans
la pensée libérale : l’incapacité à penser
les changements d’échelle. Les principes
qui valent au niveau local ne sont pas for-
cément de mise au niveau national ou
international ; quand un phénomène
change d’échelle, notre comportement
doit se modifier avec lui. Nous nous adap-
tons d’ailleurs spontanément à ces varia-
tions : comme le décrit le chercheur
Nassim Nicholas Taleb dans Jouer sa peau :
« Au niveau fédéral, je suis libertarien ; éta-
tique, républicain ; local, démocrate ; et avec
ma famille et mes amis, socialiste. » Cela ne
signifie pas que l’individu ne doit pas
rester la pierre de touche des sociétés li-
bérales, mais qu’il doit savoir s’effacer
quand la survie de la partie dépend de
celle du tout §
Quand un phénomène
change d’échelle, notre
comportement doit
se modifier avec lui.
Agressivité, fake news,
scandales algorithmiques...
les réseaux sociaux doivent
impérativement évoluer.
Nous ne
sommes pas
dans « Matrix »!
par Aurélie Jean
14 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578
ÉDITORIAUX
FANATIC STUDIO/GARY WATERS/SCIENCE PHOTO LIBRARY VIA AFP
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