Le Point - FRA (2022-01-06)

(EriveltonMoraes) #1
PAR VIOLAINE DE MONTCLOS

L


a scène se passe à Paris, le 5 juillet 1983. Un jury
auditionne ce jour-là une quinzaine de violon-
cellistes candidats au poste de supersoliste à
l’Orchestre national de l’Opéra de Paris. Le concours
se déroule à l’Opéra-Comique, et les musiciens
jouent, à tour de rôle, depuis la fosse : ils sont donc
invisibles. C’est la violoncelliste Martine Bailly,
échaudée par la misogynie qui sévit alors dans le
petit monde de la musique classique, qui a exigé
d’Alain Lombard, directeur de l’orchestre, cette
inédite audition à l’aveugle. On a attribué des nu-
méros aux candidats – quatorze hommes, une
femme –, et lorsque montent les notes du prélude
de la 4 e suite de Bach, aucun des membres du jury,
depuis les fauteuils de l’orchestre dans lesquels ils
sont assis, ne peut distinguer quel candidat est à
l’œuvre. « Je m’étais dit, si je mets des talons, ils sont
encore fichus de me reconnaître à ma démarche, ra-
conte aujourd’hui Martine Bailly. Je portais donc de
grosses chaussures, et, lorsque mon tour est arrivé, j’ai
marché d’un pas volontairement lourd et marqué jusqu’à
mon estrade. » Au début des années 1980, alors que
les conservatoires – premières institutions d’en-
seignement supérieur officiellement mixtes de-
puis le XVIIIe siècle – forment quantité de
musiciennes, rarissimes sont les instrumentistes
féminines à être premières solistes ou même
simples titulaires d’un orchestre permanent. Mais
ce jour de juillet 1983, alors qu’ils plébiscitent le
son ample et puissant du numéro 4, les membres
du jury ont l’immense surprise de découvrir qu’ils
ont élu la très gracile Martine Bailly, qui devien-
dra donc, durant vingt-six ans, première violon-
celliste solo de l’Opéra de Paris. Une pionnière... À
l’époque, le recrutement des musiciens à l’aveugle

Symphonique.
Audition d’une violo-
niste, dissimulée der-
rière un paravent, pour
l’Orchestre de la Suisse
romande, à Genève.

commence déjà à se pratiquer largement aux États-
Unis. Le prestigieux Boston Symphony Orchestra,
précurseur en la matière, l’impose depuis 1952. Et
alors qu’en 1969 deux musiciens noirs accusent
de pratiques discriminatoires l’Orchestre philhar-
monique de New York – les deux artistes sont dé-
boutés –, la direction, pour se prémunir de toute
nouvelle accusation de racisme, de sexisme ou de
simple entre-soi, réagit en organisant dès lors toutes
ses auditions derrière un écran...
Quarante ans plus tard, l’audition à l’aveugle
s’est imposée dans la plupart des grands orchestres
du monde, le métier d’instrumentiste est donc
l’une des rares professions à relever d’un recrute-
ment parfaitement équitable : on ne juge que le
talent... En France, où les concours se déroulent
désormais sur trois tours, aucun de nos orchestres
permanents ne déroge à la règle : au moins pour
le premier, souvent pour le deuxième, parfois pour
les trois tours, – c’est le règlement, par exemple,
de l’Orchestre national de Strasbourg ou de celui
de la Garde républicaine –, les candidats s’exé-
cutent hors de la vue du jury : derrière un paravent...
Dans l’Hexagone – contrairement à ce qui se passe
chez nos voisins allemands –, on pousse même
l’équité jusqu’à ne pratiquer aucune présélection :
en clair, que vous soyez musicien professionnel
ou non, rien ne vous empêche de vous présenter
au premier tour de n’importe quel concours d’ins-
trumentistes, aussi prestigieux soit le poste
convoité. Vous ferez simplement perdre leur temps
à des jurés dont les oreilles surentraînées sont ac-
coutumées à reconnaître à toute allure les quelque
cinq ou dix vrais talents parmi les cinquante, par-
fois même quatre-vingts postulants anonymes qui
exécutent quelques minutes du même morceau.
Mais à quoi ressemblent ces armes d’antidiscri-
mination massives? À l’Orchestre national

Dans l’Hexagone, on pousse


l’équité jusqu’à ne pratiquer


aucune présélection : profes-


sionnel ou non, rien ne vous


empêche de vous présenter.


Le Point 2578 | 6 janvier 2022 | 65

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