de Strasbourg, on joue derrière un immense
panneau de bois, de 3 mètres de hauteur, et l’on
avance jusqu’à son pupitre en foulant l’épais tapis
que la direction prend soin d’installer pour chaque
audition : impossible ainsi, pour le jury, d’entendre
les claquements de talons féminins ou de recon-
naître la démarche d’un collègue. À l’Opéra de
Lyon, il faut s’exécuter derrière une sinistre ten-
ture noire qui déstabilise, paraît-il, nombre de can-
didats. « Ce grand drap sombre, cela donne une ambiance
un peu mortuaire », regrette Patrick Roger, ancien
solo cor anglais et enseignant au conservatoire na-
tional de Lyon qui s’est fait une spécialité, depuis
des années, d’entraîner les musiciens à ces concours
aveugles. « J’ai toujours connu les paravents, et je ne
suis pas certain qu’ils soient aussi équitables qu’on le
dit, nuance-t-il. En fonction des matières et des dimen-
sions utilisées, ils représentent chaque fois une surprise
sonore pour le musicien, et ils absorbent, quoi qu’il ar-
rive, une partie du son, favorisant donc les instrumen-
tistes qui jouent avec puissance. Et puis ils avantagent
les timides, qui pourront être extrêmement déstabilisés
lorsque le paravent sera ôté au troisième tour ou, pire,
lorsqu’ils seront confrontés au public : est ce vraiment
une bonne chose? »
Nommé en mai dernier chef titulaire de l’Or-
chestre de chambre de Lausanne, le violoniste Re-
naud Capuçon est lui aussi foncièrement dérouté
par les auditions à l’aveugle auxquelles son nou-
veau poste le contraint à participer. « La texture du
son n’est pas la même que lorsque l’on a le musicien en
face de soi, regrette-t-il. Et puis, juger uniquement à
l’oreille, cela me paraît insuffisant. Quand on va au
concert, on va au spectacle, on regarde les instrumen-
tistes jouer la musique, ce n’est pas désincarné, et il n’est
pas exclu que ces paravents éliminent des gens formi-
dables... Mais, évidemment, l’intention est bonne, et
pour éviter le copinage, le sexisme, la discrimination,
je ne vois à vrai dire pas d’autres solutions »...
Aux États-Unis, le nombre de femmes instru-
mentistes titulaires a effectivement augmenté, du
début des années 1970 à la fin des années 1990, de
plus de 30 %, une féminisation massive clairement
attribuable, d’après une étude des économistes
américaines Claudia Goldin et Cecilia Rouse, à
l’usage des paravents : être entendu à l’aveugle, au
moins au premier tour, augmenterait de 50 % les
chances d’une femme d’être titularisée! « En France,
aujourd’hui, 37 % des musiciens d’orchestre sont des
musiciennes, alors que le chiffre était proche de zéro
« Je m’étais dit, si je mets
des talons, ils sont encore fichus
de me reconnaître à mon pas. »
Martine Bailly, au sujet de son recrutement
comme première violoncelliste solo
de l’Opéra de Paris.
« Juger uniquement à l’oreille,
cela me paraît insuffisant.
Au concert, on va au spectacle. »
Renaud Capuçon, violoniste, chef titulaire
de l’Orchestre de chambre de Lausanne.
L’English Touring Orches-
tra s’est séparé de quatorze
musiciens blancs au motif
d’ embaucher des instru-
mentistes de couleur.
CULTURE MUSIQUE
66 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578
PASCAL VICTOR/ARTCOMPRESS VIA OPALE.PHOTO – SYSPEO/SIPA
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