Le Point - FRA (2022-01-06)

(EriveltonMoraes) #1
« Le Pain perdu »

« Je ne veux plus vivre. Assez, assez! répétais-je
à Judit épouvantée.


  • Non, non, non! répondait-elle en me secouant.
    Tu veux donc faire plaisir à ces assassins? »


« Nous », dans « Pourquoi aurais-je
survécu? Poèmes. »

Pour nous les survivants
c’est un miracle chaque jour
si nous aimons, nous aimons dur
comme si la personne aimée
pouvait disparaître d’un moment à l’autre
et nous aussi.

EXT

RAITS

Le doigt de Mengele


Mort et résurrection de


l’indestructible Edith Bruck,


l’amie intime de Primo Levi.


PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN

P


our elle, Auschwitz, ce fut d’abord le doigt im-
monde de Josef Mengele – qui, sans hésiter, in-
diquait la droite ou la gauche à la descente du
train : à droite, la chambre à gaz immédiate pour
les plus faibles ; à gauche, le camp de travail et la
mort à peine différée pour les autres... Plus tard,
bien plus tard, Edith Bruck, cette Hongroise deve-
nue italienne et poétesse de renom, verra un autre
doigt sur le plafond de la chapelle Sixtine, celui de
Dieu, donnant vie à Adam... Deux doigts pour elle
indissociables. Ici, la fin de tout. Là, la création du
monde. À quoi jouent donc les hommes – et Dieu –
entre ces deux absolus? Telle est la question
qu’elle se pose à partir d’une mémoire hallucinée
et rêveuse. Son Pain perdu est de même ampleur
que le Si c’est un homme de Primo Levi, son ami in-
time, son frère de Lager. Impossible, à chaque ligne,
de ne pas trembler. De ne pas, aussi, se réconcilier
avec l’espérance...
À l’origine, il y a donc cette très jeune fille ra-
flée par les fascistes de son village et expédiée avec
les siens dans les camps de la mort. Elle raconte

alors l’enfer, le froid, l’agonie, la perte. Sans pathé-
tique ni trémolo manichéen. Juste des faits, des si-
tuations, des détails : cette belle femme, exemple
parmi tant d’autres, qu’un nazi veut voir danser
nue à la porte de la chambre à gaz, et qui en pro-
fite pour l’enlacer lascivement, lui dérober son
arme et le tuer avant de périr elle-même...
Le récit d’Edith relate aussi, surtout, la lente re-
montée vers la vie dès sa libération. Elle est ravis-
sante, ça aide. Les mots aussi l’aident, car elle écrit,
frénétiquement, des poèmes, des histoires, des
querelles avec Dieu – oui, que fait-il celui-là? Pour-
quoi a-t-il laissé crever atrocement tout un peuple
damné? Son ouvrage, d’ailleurs, se termine sur
une lettre à Dieu qui a tant ému le pape François
qu’il est venu frapper à sa porte pour bavarder pen-
dant quelques heures. Émotion garantie.
Car, tout au long de sa vie, de ses exils (la Hon-
grie, Israël, la Grèce, la Turquie, enfin l’Italie) et de
ses rôles de survivante (actrice, employée d’un ins-
titut de beauté, cinéaste, grande amoureuse, fémi-
niste...), Edith n’a cessé d’adorer l’instant, la seconde,
le rai de lumière, la fleur qui perce sous la neige...
Une fille incroyable de 90 ans aujourd’hui dont les
poèmes – une autobiographie en vers – veulent fa-
rouchement se substituer à la prière. Cette Eury-
dice est sortie toute seule des ténèbres. Elle n’a pas
trébuché. Son Orphée, c’était le courage. Le pape
François lui a demandé si elle pardonnait. Oui, elle
pardonne. Elle a même de la pitié pour ceux qui
l’ont à jamais meurtrie §
Le Pain perdu, d’Edith Bruck (Éditions du sous-sol, 176 p.,
16,50 €). En librairie le 14 janvier. À lire aussi : Pourquoi
aurais-je survécu? Poèmes, traduit de l’italien et préfacé par René
de Cecccatty (Rivages, 128 p., 8,50 €). En librairie le 19 janvier.

Survivante. Edith
Bruck, chez elle,
à Rome, en 1993.

74 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578

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