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Le Point 2578 | 6 janvier 2022 | 89
Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy
Les deux étendards
Q
ue s’est-il passé, au juste?
La France se prépare, comme il advient tous les treize
ans, à la présidence tournante du Conseil de l’Union
européenne.
Emmanuel Macron choisit, pour célébrer la chose, d’il-
luminer la tour Eiffel et le palais de l’Élysée.
Il décide, pour plus de solennité encore, de faire accro-
cher un drapeau de l’Europe sous l’Arc de triomphe.
Et voilà ses adversaires que l’on avait quittés, pour les
plus agités d’entre eux, encensant ou dédouanant Vichy :
ils se déchaînent en hurlant, qui à la profanation du Soldat
inconnu, qui à l’injure faite aux morts pour la France, qui
au crime de haute trahison.
On passera sur la mauvaise foi qui fait comme si le
drapeau étoilé avait grand-remplacé le drapeau tricolore
(alors que celui-ci n’est là qu’en de rares circonstances, par
exemple le 14 Juillet).
Et on ne s’attardera pas non plus à regretter que les mêmes
aient été moins véhéments quand une foule de Gilets jaunes
souillait, pillait et saccageait le lieu (M. Mélenchon repro-
cha au gouvernement de « mettre en scène ces violences »!
et Mme Le Pen monta bien sur ses grands chevaux – mais
pour réclamer... la dissolution de l’Assemblée nationale !).
Le plus triste c’est qu’il ne se trouva personne pour, en
face, s’interroger sur le sens du symbole et de l’événement.
Dans le meilleur des cas, on fit grief au président de sa
maladresse.
Les plus honnêtes, ou les plus amicaux, virent une pro-
vocation, plus ou moins habile, visant à lancer sa campagne.
On passa un temps fou à se demander si la provocation
fut suffisamment assumée et si le décrochage, dans la nuit
du 2 janvier, ne fut pas une reculade.
Mais que l’emblème étoilé puisse avoir une autre fonc-
tion, dans la France du XXIe siècle, que de se substituer au
drapeau bleu-blanc-rouge, que les deux n’aient pas le même
statut juridique (l’un est inscrit dans la Constitution, l’autre
pas) et qu’ils n’aient pas de raison d’être ainsi mis en concur-
rence, qu’il puisse y avoir un bon usage de l’Europe et de
ses emblèmes pour ceux qui demeurent attachés à la nation,
voilà qui ne semble venu à l’esprit de personne.
C’est pourtant simple.
La nation française, en ces premiers jours de 2022, se
trouve confrontée à une situation qui n’est pas sans rappe-
ler celle où elle se trouva la dernière fois, il y a treize ans, où
elle eut l’honneur d’assurer cette présidence tournante.
Poutine, comme en 2008, quand il menaçait d’occuper
entièrement la Géorgie et trouva, pour l’en empêcher, un
Nicolas Sarkozy investi, lui aussi, de sa double autorité de
président de la double république au sens où on parlait, au
temps des Austro-Hongrois, de double monarchie, menace
d’envahir l’Ukraine.
Parce que l’ancien officier du KGB a mûri, réfléchi et ap-
pris à tester ses adversaires, parce qu’il a, sans provoquer de
vraie réaction, avalé la Crimée, déstabilisé le Donbass et
multiplié les provocations à l’est du continent, parce qu’il
a des alliés solides (Xi Jinping) ou de circonstance (Erdo-
gan) et parce que les États-Unis ont entamé, au même mo-
ment, un vaste mouvement de retrait dont on ne saurait
dire si la responsabilité incombe à Obama, Biden ou Trump,
et dont on ne peut donc affirmer qu’il soit provisoire ou de
longue durée, accidentel ou structurel, la menace est peut-
être plus inquiétante encore qu’en 2008.
Et la réalité stratégique de ce début 2022 c’est donc que,
s’il y a une menace existentielle pesant sur les vieilles na-
tions d’Europe, si la Hongrie, la Pologne ou les pays Baltes
ont des raisons de s’inquiéter pour leur souveraineté et si
les pays de la deuxième ligne peuvent, comme l’Allemagne
ou la France, nourrir des doutes quant à la pérennité, par
exemple, de leur approvisionnement en énergie, bref, si la
patrie de Goethe, Hugo et Vaclav Havel est en danger, ce
n’est pas parce que l’on trouve trop de visages basanés dans
ses rues, trop de prénoms étrangers dans ses familles et trop
de malheureux mourant de froid dans les forêts voisines,
mais parce qu’il y a, à ses frontières, des tyrans qui haïssent
sa civilisation, veulent sa perte et n’auraient aucun scru-
pule pour y parvenir – et la réalité stratégique c’est qu’il n’y
a, face à ces puissances ivres d’elles-mêmes, qu’une contre-
puissance possible : l’union de nos forces, la mise en com-
mun de nos ressources et la grande alliance de nos 27 États.
L’idée d’Europe à la rescousse de ses nations, c’était la
thèse de Dante dans sa « Lettre aux Florentins ».
C’était celle, dans les débats des années 1950, de ceux
qui, comme Churchill ou Schuman, ne voulaient ni de la
sujétion aux États-Unis ni du réarmement de l’Allemagne.
Ce sera le pari de Milan Kundera dans le fameux article
de 1984 que chacun cite ces jours-ci, mais sans toujours pré-
ciser que c’est dans l’Europe qu’il voyait le salut pour les pe-
tites nations kidnappées par le mauvais Empire soviétique.
Et il est, ce contre-empire d’Europe, la seule réplique sé-
rieuse, proportionnée, crédible, à la montée en puissance
des mammouths de l’impérialisme néo-russe et néo-chinois,
alliés aux satrapes néo-ottomans, néo-perses ou d’inspira-
tion Frères musulmans qui profitent du moindre recul des
Occidentaux pour avancer leurs pions.
L’Europe n’est pas une nation.
Son oriflamme, qui est celle de la démocratie libérale,
n’efface ni ne parjure rien.
Mais elle est le signe de ralliement de ceux qui ne se ré-
signent pas à leur sortie annoncée de l’Histoire.
Emmanuel Macron a eu raison : pavoiser d’or et azur l’un
des lieux de la grandeur française était une preuve de vita-
lité et de résistance.