DÉMOCRATIELes vraies leçons du Capitole
Il y a un an, les partisans de Trump envahissaient le siège du Congrès.
À la lumière de cette invasion, l’historien Ran Halévi analyse ce qui consume la démocratie américaine.PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAINA
priori, ou plutôt a posteriori, la page de l’insurrection du
Capitole, menée par les partisans d’un Donald Trump
fou de rage, a été tournée. Pure illusion, prévient Ran
Halévi, qui place ce 6 janvier 2021 dans ces rares journées
qui ont fait – ou faudrait-il dire défait – l’Amérique. Bien
sûr, pareil dérapage est lié à la personnalité d’un homme
qui a su entraîner une foule plus bigarrée qu’on ne l’a dit,
signant un pacte populiste d’une redoutable efficacité.
Halévi souligne chez Trump ce qui ne supporte pas le re-
vers, ce refus existentiel d’épouser la figure de loser rail-
lée chez les autres. Dans le monde de Donald Trump, la
défaite n’existe pas. D’où la systématisation d’une réalité
alternative, d’une déformation naturelle de la vérité à son
profit, d’un recours à tous les moyens, dont la contestation
du vote fut un exemple parmi tant d’autres, le
plus spectaculaire.
Cependant, Halévi replace cette journée sur
une échelle plus longue de l’histoire politique
américaine. Dans la lignée de Tocqueville, ob-
servateur attentif des États-Unis, il rappelle
comment, avant Trump, les mœurs politiques
américaines s’étaient déjà dégradées. Dans le
cadre d’une polarisation à outrance, cette « rup-
ture de conventions » a pris notamment deux as-
pects, la fin de la « reconnaissance mutuelle » entre
républicains et démocrates et la disparition de
la « retenue institutionnelle ».Galop d’essai? Tous les coups sont permis
dans l’arène censée les réguler. Si le politique ne
favorise plus le compromis, ne promet plus la
tempérance, c’est aussi qu’il est affaibli, envahi,
miné par des courants qui ont débordé le cadre universi-
taire. Chez les démocrates, on fait place au mouvement
identitaire et diversitaire, dont le « wokisme » est l’une des
manifestations. Au-delà de leurs différences, Halévi énu-
mère avec précision les points communs entre wokisme
et populisme trumpiste (voir extrait). Au risque de lui don-
ner le coup de grâce, le culturel fracture un politique déjà
affaibli, pris entre le marteau et l’enclume.
Dans un article publié en septembre 2021, Robert Kagan
dénonçait Trump comme le plus grand danger menaçant
la démocratie américaine au XXIe siècle. Car, si la Consti-
tution permettait de l’empêcher de nuire à l’avenir en luiinterdisant de briguer un nouveau mandat, le vote défail-
lant du Sénat lui permet en fait de revenir en 2024 avec de
nouvelles armes. Dès lors, la journée du Capitole pourrait
n’être qu’un galop d’essai brouillon, la répétition improvi-
sée d’un chapitre chaotique et, à ce titre, le signe annoncia-
teur d’une ère nouvelle en Amérique. Nous n’avons peut-être
encore rien vu. À suivre.Extraits
Révélateur
« La portée de la journée du 6 janvier va plus loin et plus
profond. L’événement aura été le symptôme exorbitant, la
flambée imprévisible des tendances à l’œuvre qui consu-
ment la démocratie américaine depuis trente ans. Il donne
un tour explosif non seulement à la polarisa-
tion délétère qui déchire le pays mais encore
à la désagrégation des normes civiques, mo-
rales et culturelles qui ont longtemps gouverné
la société américaine, cette “Union”, ce “Nous”
qui ouvre la Constitution – “We the People” –
et que figure l’orgueilleuse devise, E pluribus
unum (« De plusieurs, Un »), inscrite au Grand
Sceau national.
Mon intention, dans cet essai, n’est pas de
dresser un tableau exhaustif de la crise d’iden-
tité américaine, mais d’en interroger quelques
traits distinctifs au miroir de cette journée
chaotique qui leur a donné un relief particu-
lièrement saillant : elle se présente en effet
comme un abrégé, un foyer de compréhen-
sion privilégié, de la guerre politique et cultu-
relle que se livrent les Américains ; elle en
dépeint, le temps d’une émeute, les protagonistes, les pas-
sions et les enjeux ; les contrastes aussi qui mettent aux
prises des insoumis agissant hors la loi au nom de la Consti-
tution avec des élus appelés à l’incarner, l’invocation in-
surrectionnelle de la légitimité avec l’empire impassible
de l’ordre légal, le chaos démocratique avec les usages dé-
mocratiques. »Convergence
« Là où le populisme trumpiste et l’idéologie progressiste
se retrouvent, c’est dans la représentation belliqueuse de
l’ordre des choses, qu’ils cultivent avec ou sans le secours« Le Chaos de la
démocratie américaine.
Ce que révèle l’émeute
du Capitole »,
de Ran Halévi
(Gallimard,
coll. « Le Débat »,
160 p., 13,50 €).94 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578 Le Point 2578 | 6 janvier 2022 | 95