ÉTHIQUE
« La fin de vie,
c’est encore la vie »
À contre-courant des revendications dominantes, et dans le sillage de Michel Houellebecq, l’avocat
Erwan Le Morhedec estime que la légalisation de l’euthanasie constituerait un « saut mortifère ».
C
’est un livre * stimulant qui nous pousse à penser contre
nous-mêmes. Alors que la grande majorité des Français
considère le droit à l’euthanasie comme une évidence,
l’avocat et blogueur Erwan Le Morhedec, alias Koz, décon-
struit les concepts de dignité et de liberté mis en avant par
ses défenseurs... Sans faire mystère de sa foi catholique,
cet essayiste soutient qu’une légalisation « parachèverait
la fracturation de la société en autant de destins individuels, so-
litaires et concurrents ».
Le Point : Légaliser l’euthanasie et le suicide assisté,
comme l’ont proposé l’an dernier les députés Olivier
Falorni et Jean-Louis Touraine, signerait à vos yeux
« une sombre défaite »...
Erwan Le Morhedec : C’est pour moi une évidence et je l’as-
sume : légaliser l’euthanasie serait un drame pour les ma-
lades – notamment les plus pauvres, les plus fragiles, les
plus isolés –, mais aussi pour leurs proches, les soignants et
la société tout entière. Cette légalisation porterait un coup
fatal aux soins palliatifs, merveille de notre médecine. C’est
précisément parce que ces soins apportent une alternative
humaine et véritable à l’euthanasie que je m’autorise à dé-
fendre une position aussi marquée.
Michel Houellebecq, dans son dernier roman,
« anéantir », évoque une « mutation anthropologique
majeure ».
Cette mutation est déjà à l’œuvre. Nous sommes passés d’une
société du devoir à une société de l’autodétermination, où
la faiblesse est méprisée comme jamais, qui isole l’individu
et ne sait plus prendre en charge ses aînés. Nous prétendons
maîtriser le cours de la vie, depuis son commencement et
jusqu’à décider du moment où les choses doivent s’arrêter.
Vouloir maîtriser la mort est évidemment illusoire, mais
cohérent avec les valeurs prônées par une société qui am-
bitionne de juguler tous les risques par des process en tout
genre. L’abandon, au sens de s’abandonner, n’est plus conce-
vable. « Tu ne tueras point » n’est pas seulement constitutif
des sociétés judéo-chrétiennes, c’est un interdit civilisation-
nel majeur. Passer du « Tu ne tueras point » à « Tu tueras de
temps en temps, sous certaines conditions » est un bascu-
lement. Alors oui, Michel Houellebecq a raison de parler
de rupture anthropologique.
Vous ne croyez pas aux sondages qui indiquent que
93 % des Français sont favorables à l’euthanasie.
Je ne nie pas qu’une part importante de la population puisse
envisager l’euthanasie positivement, mais, quand la ques-
tion est posée différemment, les taux chutent. Lorsqu’on
leur demande ce qu’ils souhaitent pour leur mort, une ma-
jorité de Français répond ne pas vouloir souffrir. Or la sé-
dation profonde et continue maintenue jusqu’au décès,
permise aujourd’hui sous certaines conditions, répond à
cette demande – ce que nos concitoyens ignorent le plus
souvent. La quasi-totalité des demandes d’euthanasie dis-
paraît d’ailleurs chez les patients en fin de vie qui reçoivent
des soins palliatifs.
Les partisans de l’euthanasie invoquent le droit de
mourir dans la dignité.
Laisser entendre qu’un patient privé de son autonomie et
condamné par la maladie perdrait sa dignité est une vio-
lence supplémentaire qui lui est infligée. Qui sommes-nous
pour juger de la dignité de la vie d’une personne?
À vous lire, l’euthanasie fait peser une contrainte
insidieuse sur les malades, leurs proches et les
soignants.
Ce qui caractérise la fin de vie n’est pas la liberté mais l’ex-
trême vulnérabilité. Dans une telle situation, les pressions
s’accumulent : celle de la société, qui valorise la performance,
la jeunesse, la maîtrise de soi et des événements ; celle des
proches qui, souvent épuisés, et la plupart du temps avec
bienveillance, vont considérer qu’en finir est le mieux qui
reste à faire ; celle des soignants, enfin, confrontés à leurs
propres angoisses de mort. Comment penser que sa vie
vaut encore la peine d’être vécue quand, autour de vous,
plus personne n’y croit? J’évoque le cas de cette patiente
qui, dans son unité de soins palliatifs, pleurait à chaque
fois que son frère lui rendait visite ; il l’avait convaincue
que sa vie n’était plus digne d’être vécue.
La fin de vie, écrivez-vous, « c’est encore la vie ». Mais
l’agonie, la souffrance, est-ce « une » vie?
On a tendance à considérer qu’on est déjà mort en arrivant
en soins palliatifs. Cependant, en fréquentant ces services,
j’ai compris qu’il y avait encore des choses à vivre. La dou-
leur et la souffrance physique existent, bien sûr, mais elles
sont de mieux en mieux traitées et, quand elles deviennent
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