Le Point - FRA (2022-01-06)

(EriveltonMoraes) #1
que l’on puisse euthanasier une personne souffrant de dé-
pression, de troubles bipolaires ou de schizophrénie ; c’est
pourtant ce qui se passe. De même la Belgique autorise-t-elle
l’euthanasie pour des polypathologies (polyarthrite, perte
de vue, incontinence...) même si aucune de ces affections,
prise isolément, ne le permet en droit. La commission s’af-
franchit des textes et des délais et l’on considère que 50 %
des actes ne sont pas déclarés, échappant à tout contrôle.
À vous lire, l’euthanasie opprime les plus faibles...
Oui, et la gauche me fait un drôle d’effet en défendant l’eu-
thanasie. Celui qui a les moyens aura toujours la possibilité
d’avoir des soignants en nombre
pour lui accorder de l’attention.
Mais dans un Ehpad mal doté ou
un hôpital de seconde zone, qui
prendra le temps d’interroger la
parole du malade quand celui-ci
dira vouloir « en finir »? Lui, on le
prendra au mot.
Redoutez-vous qu’avec la
légalisation les contraintes
budgétaires dictent jusqu’à
l’heure de notre mort?
Il y a des choses troublantes. Deux
propositions de loi visant à légali-
ser l’euthanasie ont été déposées
en 2021, au moment où l’État re-
nonçait à son projet de loi « grand
âge et autonomie ». Au Canada, des
calculs sérieux ont été réalisés sur
le coût de la fin de vie. Le seul fait
de se demander quelle somme un
mois de vie en moins permettrait
d’économiser influence l’approche.
Votre livre est un hommage
aux soins palliatifs. Qu’avez-
vous appris en fréquentant ces
« vivoirs », cette « médecine des petits rien »?
Ils sont une lumière, peut-être l’un des derniers témoignages
de sollicitude et de fraternité que notre société propose ;
l’un des rares lieux que l’urgence et l’obsession budgétaire
épargnent à peu près. On rit, on pleure, on marche dans ces
espaces de vie un peu hors du temps. Avec l’euthanasie, trou-
verons-nous encore des soignants qui auront le temps de
nous laisser mourir en paix? Ou ceux qui refuseront de partir
de cette manière deviendront-ils des patients encombrants
dans des services débordés? § PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS BASTUCK
* Fin de vie en République. Avant d’éteindre la lumière, d’Erwan Le Morhedec
(Éditions du Cerf, sortie le 6 janvier, 216 p., 18 €).

réfractaires, le recours à la sédation peut s’appliquer. La mé-
decine a fait des progrès considérables dont peu de gens ont
conscience, y compris dans le corps médical.
Vous vous référez à la psychanalyse : prendre une
demande de mort au pied de la lettre serait une grave
erreur. Quand le patient dit : « Je veux mourir », il faut
le plus souvent entendre autre chose...
Les professionnels des soins palliatifs le savent bien : un
patient qui vous dit qu’il « n’en peut plus », qu’il est « une
loque », « un poids pour [ses] enfants » ne souhaite pas for-
cément mourir. Il faut être prêt à s’ouvrir aux ambivalences
de ces messages de détresse : est-ce
une provocation, un appel au se-
cours, un besoin d’être démenti?
Les patients qui demandent à
mourir peuvent changer d’avis
dans la minute. Je parle de cette
femme qui déclare vouloir en finir
tout en demandant à l’infirmière
de ne pas oublier sa vitamine C. Il
y a cet homme qui dit à son mé-
decin : « Puisque vous n’avez pas
le droit de m’euthanasier, il va fal-
loir me trouver une autre raison
de vivre. » Et cette patiente, re-
croquevillée comme un pantin
désarticulé qui, du jour où l’infir-
mière lui confie que son rôle est
de l’aider à mourir, se redresse et
décide de prendre la fin de sa vie
en main.
Il y a encore à aimer, à dire, à
mettre des choses en ordre les der-
niers jours de la vie. C’est ce par-
don qui va advenir ; ces personnes
que vous allez revoir ; ce secret
qui va être dévoilé et va dénouer
quelque chose ; ce regard de l’ordre de la transmission qui
va être échangé. C’est un temps douloureux, notamment
pour les proches, mais c’est un temps nécessaire et mysté-
rieux qui n’appartient qu’à la personne qui quitte cette vie.
Il s’agit de « déposer quelque chose de soi chez celui qui va
nous survivre », comme le dit si bien Marie de Hennezel.
Vous pointez les « dérives » du système belge :
absence de contrôle, extension insidieuse du champ
d’application...
Tous les pays qui ont légalisé l’euthanasie ont élargi son
champ d’application. C’est une logique dévorante, les dé-
rives sont inéluctables. Aucun Français ne peut imaginer

Erwan Le Morhedec fustige notre société qui
prétend tout maîtriser, jusqu’à la mort.

« Tu ne tueras point » n’est pas seulement constitutif des socié-


tés judéo-chrétiennes, c’est un interdit civilisationnel majeur.


ARNAUD MEYER/LEEXTRA VIA OPALE


Le Point 2578 | 6 janvier 2022 | 97
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