Le Point - FRA (2022-01-06)

(EriveltonMoraes) #1
CHRONIQUE

Pseudo contre Néo


Si « Matrix » rate son retour, « Don’t Look Up », la comédie de Netflix, met au jour la matrice qui nous piège.


PAR KAMEL DAOUD

D


eux événements cinématographiques pour la fin d’une
année de doutes et d’hésitations sur l’avenir de l’es-
pèce humaine : Matrix Resurrections, de Lana Wachowski,
et le dénonciateur Don’t Look Up, d’Adam McKay. Dans le
dernier volet sur la métaphysique numérique de la ma-
trice du premier film, on retrouve un mythe autrefois por-
teur : nous sommes enfermés dans un univers virtuel, irréel
et pourtant prédateur, qui exploite notre sommeil collec-
tif. La liberté, c’est de s’en libérer, la révolte, c’est d’ouvrir
les yeux. Il y a deux décennies, l’argument était révolu-
tionnaire et on en sortait avec un soupçon délicieux sur la
matérialité du monde, tenté par un bouddhisme new age
ou une voie de solipsisme autrefois vantée
par des philosophes anglais. Mais Matrix n’ a
pas bien vieilli et raconte désormais mal ce
mythe. Pourtant, la matrice existe, elle nous
enferme, nous dévitalise, nous vide la moelle
épinière pour se nourrir, connaît tout de nous
et nous oblige à une vie au rabais, entre cla-
viers, écrans et pseudonymes. Du coup, sur
le podium, c’est le film époustouflant d’Adam
McKay qui est la véritable révélation de notre
condition humaine numérique. Le film est
stupéfiant ou ennuyeux, intelligent ou sim-
pliste, critique ou sadique, révélateur ou déjà
anachronique, selon les avis. Qu’y voit-on?
Ce qu’est la véritable matrice qui enferme désormais une
bonne partie de l’humanité, ses États, régimes, opposants,
artistes, sexes et croyances. Elle partage l’humanité entre
suiveurs et influenceurs, relance le manichéisme des po-
larisations politiques qu’on croyait dissoutes par l’histoire
des idées et les réussites des démocraties, nous ramène à
la bête et à l’embryon, aux prêches et à la guerre des reli-
gions. Don’t Look Up est magistral par ses images, mais ce
n’est pas l’essentiel. Pour une fois, voilà la bonne critique
du siècle, la dénonciation ludique et monumentale de ce
que le millénaire annonce : la virtualisation et ses consé-
quences, le déni, l’enfermement sur ses convictions, la bi-
narité politique et le délire collectif. Ce n’est pas « Néo »,
c’est « Pseudo », le nom du personnage principal.

On attendait, au-delà des thèses alarmantes, des grands
penseurs et des dénonciateurs, que la critique de l’ère nu-
mérique et de ses catastrophes atteigne enfin les esprits.
Cela a demandé du temps. Comme, dans ce film, la prise de
conscience de l’arrivée d’une comète qui va détruire notre
monde. Simplisme outrancier? Oui, mais l’outrance est sou-
vent le seul moyen de démonter une vérité, par l’absurde
justement. Là, on y voit plus clair : les réseaux sociaux, les
populismes, le déni sont les éléments majeurs de notre
époque, et la prise de conscience est un mouvement lent,
remis en question perpétuellement, refusé par le confort
de la matrice. La démonstration de la réalité de la matrice
est géniale, mais aussi poussée à l’extrême :
on vit vraiment, entièrement dans une
bulle, entravé et hurleur, entre populistes,
manipulateurs, prophètes et ingénieurs en
algorithmes, naïfs armés de fusils et annon-
ciateurs de fin du monde que personne ne
croit. Que la Terre en vienne à disparaître
à cause de l’agacement d’une divinité ou
d’une comète myope, nous n’en prendrons
conscience que lorsque la connexion sera
interrompue ou que les téléphones nous
seront retirés des mains comme à des en-
fants. Au fond, il y a erreur sur le titre des
deux films précités, il faudrait presque en
inverser les intitulés. Mais au présent, là, tout de suite,
que faire? Prendre conscience de la matrice. « L’été déclinait
quand je compris que ce livre était monstrueux. Cela ne me ser-
vit à rien de reconnaître que j’étais moi-même également mons-
trueux, moi qui le voyais avec mes yeux et le palpais avec mes dix
doigts et mes ongles. Je sentis que c’était un objet de cauchemar,
une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité. » Cita-
tion de Borges, l’écrivain argentin aveugle, et qui « colle »,
jusqu’au trouble de l’entendement, à la définition de notre
époque et à son livre numérique infini. Voilà, nous savons
que la fin du monde est possible et il se peut que nous y ré-
agissions comme à une partie de jeux vidéo ou à un son-
dage électoral, que nous mourrons de rires et de bêtises et
que le royaume de la Terre appartiendra aux déconnectés §

« Don’t Look Up » raconte notre époque : la virtualisation et


ses conséquences, la binarité politique et le délire collectif.


98 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578


ILLUSTRATION : DUSAULT POUR « LE POINT »
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