Courrier International (2022-02-17)

18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — n 1633 du 17 au 23 février 2022

moyen-

orient

—The Washington Post

(extraits) Washington

L

es transferts clandestins

ont généralement lieu la

nuit pour éviter d’attirer

l’attention des gardes-côtes. Les

navires jettent l’ancre dans le golfe

Persique, juste à l’extérieur des

eaux territoriales des Émirats

arabes unis (EAU), puis de petits

bateaux transportant du gazole

iranien viennent chacun à leur

tour transférer leur cargaison

dans les navires qui attendent.

“C’est comme une grande chaîne,

avec des bateaux de pêche qui

remontent le Golfe pour livrer du

gazole à un pétrolier à l’arrêt. Cela

prend quatre à cinq jours, car les

bateaux se déplacent un par un”,

raconte un marin indien de 27 ans,

qui tient à rester anonyme par

crainte de représailles. Il dit avoir

été employé par une compagnie

maritime établie à Dubaï qui ache-

minait clandestinement du car-

burant iranien vers la Somalie.

Ces livraisons illicites se sont

accélérées lorsque les États-Unis

ont réimposé des sanctions sur

les exportations de pétrole ira-

nien après le retrait du président

Donald Trump de l’accord sur le

nucléaire iranien, en 2018.

“Les eaux territoriales des EAU

se terminent à 12 milles nautiques

de la côte, donc les navires iraniens

s’approchent jusqu’à 14 à 20 milles

des EAU”, raconte un marin indien

de 28 ans, qui aurait travaillé

pour deux entreprises impliquées

dans la contrebande de carburant

iranien entre 2016 et 2020. “Ils

éteignent leur AIS [système d’iden-

tifi cation automatique] pour ne pas

être repérés. S’ils voient les gardes-

côtes émiratis, ils arrêtent l’opéra-

tion et s’enfuient.”

Falsifi cation.Outre les trans-

ferts de nuit en mer, le gazole

iranien destiné aux marchés inter-

nationaux est exporté sur des

pétroliers qui partent d’Iran ; l’ori-

gine de la cargaison est falsifi ée

“Il y a des enjeux fi nanciers et une

demande très forte, donc l’Iran trou-

vera toujours un moyen de contour-

ner les sanctions”, explique Cormac

Mc Garry, directeur associé du

cabinet de conseil Control Risks.

Ces activités de contrebande

impliquent notamment le corps

des Gardiens de la révolution isla-

mique [unité d’élite de l’armée

iranienne] ainsi que des compa-

gnies maritimes privées situées

dans les pays du golfe Persique,

selon des spécialistes de l’énergie

et de la sécurité dans la région.

Attaques. Parfois, les Gardiens

de la révolution cherchent à évin-

cer ceux qui tentent de s’assu-

rer une part du gâteau sans leur

autorisation. Le ministère des

Finances américain les accuse

de s’enrichir grâce à ce trafi c. “La

branche maritime des Gardiens de

la révolution exerce un contrôle très

rigide sur les frontières maritimes

ainsi que sur les instal-

lations portuaires. Il y a

beaucoup de pots-de-vin.

Le corps des Gardiens

de la révolution est une

institution très corrom-

pue”, rappelle Andreas

Krieg, maître de confé-

rences au département d’études

de défense du King’s College, à

Londres.

Deepal Verma témoigne : on

leur a attaché les mains puis

ordonné de rester immobile,

sous la menace d’une arme. Six

hommes armés en uniforme

avaient arraisonné leur navire,

le MV Asphalt Princess, et s’étaient

présentés comme des membres

de l’armée iranienne. Leur chef

les a prévenus : “Si quelqu’un

parle ou tente de faire quoi que

ce soit, nous le tuerons”, raconte

Verma,  32  ans, qui occupait

le poste de mécanicien sur le

navire. “Il a demandé s’il y avait

afi n de faire croire qu’elle provient

d’Irak ou des EAU, selon un troi-

sième marin et des spécialistes.

Ce commerce était très lucratif

avant même que les États-Unis

ne se retirent de l’accord sur le

nucléaire. Les prix du carburant

en Iran sont parmi les moins chers

du monde, grâce à des coûts de

production très bas, d’impor-

tantes subventions gouverne-

mentales et une monnaie faible.

du carburant à bord. Mais per-

sonne n’a répondu.”

Quelques heures plus tôt, ce

même jour d’août, un petit bateau

en provenance d’Iran s’était

approché de l’Asphalt Princess

et avait transféré du gazole

dans son réservoir de stockage,

selon Verma, afi n que le carbu-

rant puisse être vendu à d’autres

navires et être expédié à l’étran-

ger. Les assaillants ont ordonné

à l’équipage de diriger le bateau

vers l’Iran, mais l’équipage a pré-

tendu que le moteur avait des pro-

blèmes et pouvait prendre feu.

Puis, le lendemain, aux pre-

mières heures du matin, les

assaillants sont partis sou-

dainement pour des raisons

inconnues. “C’était un moment

eff rayant”, raconte Verma. Dans

les heures qui ont suivi l’attaque,

le groupe de sécurité maritime

United Kingdom Maritime Trade

Operations (UKMTO) a émis

un avis d’alerte indi-

quant qu’il s’agissait

d’un détournement

potentiel. Les soup-

çons se sont rapidement

portés sur les forces ira-

niennes, et plus parti-

culièrement sur les

Gardiens de la révolution. Selon

Krieg, les Gardiens de la révolu-

tion retiennent ou détournent

des navires lorsque des compa-

gnies maritimes cherchent à faire

passer des produits pétroliers en

fraude sans leur autorisation.

“Lorsque les Gardiens de la révo-

lution saisissent des navires, cela

indique que ces derniers opèrent

sans avoir l’approbation des auto-

rités, qui veulent aussi gagner de

l’arge nt, ajoute Krieg. C’est égale-

ment une bonne occasion en termes

de réputation internationale, car

les Iraniens sont soupçonnés d’ai-

der activement les contrebandiers

à contourner les sanctions.”

Trois autres marins ont

confirmé que Prime Tankers,

la société établie à Dubaï qui

possède l’Asphalt Princess, est

impliquée dans le trafi c de gazole

iranien avec au moins deux autres

navires. En 2019, les Gardiens

de la révolution ont arraisonné

le MT Riah, un autre navire de

la fl otte de Prime Tankers, en

l’accusant de contrebande. Les

documents de l’Asphalt Princess

obtenus par le Washington Post

montrent qu’en 2021 le navire a

également transporté des pro-

duits pétroliers raffi nés et

Iran. Un juteux traic

de pétrole

Pour contourner les sanctions américaines, les Gardiens de la révolution, tout

comme des sociétés basées aux Émirats, sont impliqués dans des opérations

clandestines de contrebande de carburant. Des marins en témoignent.

ENQUÊTE

→ 

↙“C’est du sang qu’ils ont sur les mains ?”

“C’est p’têt’ du pétrole.” Dessin de Schrank

paru dans The Financial Times, Londres.

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