- MOYEN-ORIENT Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022
GRÈCE
TURQUIE
SYRIE
JORD.
LIBYE ÉGYPTE
CHYPRE
RTCN
LI.
AL.
IS.
Mer
Égée
Mer
Méditerranée
Bassin levantin
Crète
K.
Abréviations : IS. Israël, K. Île de Kastellorizo (Grèce), RTCN Rép. turque de Chypre du Nord
AthènesAthènes
Ankara
Projet de gazoduc EastMed
250 km
Vers
l’Europe
occidentale
Vers
l’Europe
occidentale
COURRIER INTERNATIONAL
Gisements de gaz Frontières maritimes contestées par la Turquie
gazoducs semblables, était jugé
irréaliste de longue date par les
cercles financiers et les spécia-
listes de politique énergétique.
Mais il avait été envisagé favo-
rablement par les États-Unis et
l’Union européenne, en tant que
solution de rechange à l’achat de
gaz russe.
Pourtant, rapidement, il est
apparu que la préoccupation
d’Athènes n’était pas de délivrer
l’Europe de sa dépendance éner-
gétique vis-à-vis de la Russie,
mais de marginaliser la Turquie
en Méditerranée orientale, car le
projet n’était tout simplement pas
rentable économiquement. Les
—Yetkin Report Istanbul
U
n vent de victoire souf-
flait sur la Grèce avec
les accords de coopéra-
tion en matière de défense signés
lors de la seconde moitié de l’an-
née 2021 avec la France et les
États-Unis. Mais, en ce début
d’année, le vent a viré à la tem-
pête, et les mauvaises nouvelles
s’accumulent pour Athènes.
Au premier rang de ces décon-
venues figure le retrait du soutien
américain au très ambitieux projet
EastMed. Un revirement d’autant
plus affligeant que les États-Unis
avaient abandonné ces dernières
années leur politique tradition-
nelle d’équilibre entre la Grèce et
la Turquie pour se comporter en
vraie mère poule avec Athènes.
Ce projet, lancé en 2013, devait
relier les champs de gaz naturel
offshore situés au large d’Israël et
de Chypre du Sud [l’île est divisée
depuis 1974 entre le Nord, peuplé
de turcophones, et le Sud, hel-
lénophone] à la Grèce et à l’Eu-
rope, par le biais d’un gazoduc
sous-marin. D’après les sources
grecques, Washington aurait
informé officieusement Athènes,
Jérusalem et Nicosie du retrait de
son soutien au projet début jan-
vier. Le coût du projet EastMed,
trois fois supérieur aux projets de
TURQUIE
Ankara doit profiter
des déboires grecs
Pour Athènes, ce début d’année est marqué par
des mauvaises nouvelles. Cet ancien diplomate
turc appelle son pays à exploiter la situation.
gazoducs sous-marins auraient
débordé sur les zones maritimes
disputées par Athènes et Ankara,
ce qui aurait permis à la Grèce
de faire implicitement accepter
ses revendications par la com-
munauté internationale. Mais le
retrait américain ôte son hochet
à la Grèce.
Alors qu’elle ne s’était pas
encore remise du choc de la fail-
lite du projet EastMed, la Grèce
a dû essuyer un nouveau revers,
venant cette fois du fran-
çais TotalEnergies et de
l’américain ExxonMobil,
qui ont décidé d’inter-
rompre les explorations
offshore qu’ils menaient
au sud et à l’ouest de la
Crète. Les deux géants
de l’énergie avaient pourtant signé
un bail de recherche en 2019 qui
courait encore tout le long de
l’année 2022. Ce second choc est
visiblement au moins en partie lié
au premier.
Un autre événement est venu
mettre en difficulté le gouver-
nement de Kyriakos Mitsotakis.
L’expert en droit international
et ancien conseiller aux affaires
étrangères Christos Rozakis a en
effet déclaré dans les médias que
[dans le cadre des négociations
qu’elle mène avec la Turquie au
sujet de la souveraineté maritime
en mer Égée] la Grèce renonçait
à demander la souveraineté ter-
ritoriale sur les 12 milles marins
autour de ses côtes et acceptait une
formule à 10 milles [l’extension
à 12 milles marins, au détriment
de la Turquie, serait une cause de
casus belli, répète Ankara depuis
les années 1990]. Cette annonce,
venant d’un juriste reconnu à l’in-
ternational, ancien délégué grec
à la Cour européenne des droits
de l’homme, a fait l’effet d’une
bombe à Athènes et a été immé-
diatement démentie par les res-
ponsables grecs. Pour Ankara,
le retrait américain d’EastMed,
couplé au rapprochement de la
Turquie et d’Israël et à la normali-
sation de leurs relations, crée une
opportunité incroyable. Après
que le président Erdogan s’est
impliqué personnellement, à la fin
de l’année dernière, dans la libé-
ration des deux touristes israé-
liens [arrêtés pour avoir
pris des photos depuis
la terrasse d’un restau-
rant dans une zone où
se trouve notamment
la résidence du chef de
l’État], la diplomatie du
téléphone a considéra-
blement accéléré le processus de
normalisation entre les deux États.
Entre États, les relations se
défont facilement et retisser
des liens prend du temps. Cette
fois, Israël semble vouloir faire
un caprice en se rapprochant
d’Ankara, sans rater toutefois
une occasion pour répéter à quel
point il lui est important de pré-
server de bonnes relations avec
la Grèce et Chypre.
Mais la stratégie d’isolement
international de la Turquie,
concoctée par le ministre des
Affaires étrangères, Nikos
Dendias, semble se fissurer. Alors
que l’on redistribue les cartes
en Méditerranée orientale, la
Turquie a un atout à jouer pour
peu qu’elle se débarrasse de ses
vieux réflexes et qu’elle prenne les
mesures nécessaires pour sortir
rapidement de sa solitude dans
l’arène diplomatique régionale et
internationale.
—Hasan Gögüs
Publié le 24 janvier
↙ Recep Tayyip Erdogan.
Dessin de Balaban, Luxembourg.
SOURCE
YETKIN REPORT
Istanbul, Turquie
yetkinreport.com
Yetkin Report est un blog créé
en 2018 par Murat Yetkin,
vétéran du journalisme turc.
Il publie principalement
des articles de son fondateur,
mais aussi occasionnellement
d’autres journalistes
ou éditorialistes. Ce blog
journalistique s’intéresse
surtout à la politique intérieure
turque et à la géopolitique.
du bitume – des produits
sous le coup des sanctions amé-
ricaines – de l’Iran vers Oman
et la Chine. Prime Tankers s’est
refusé à tout commentaire.
Secret de polichinelle. Selon
Vikash Thakur, un marin indien
qui navigue depuis dix ans, il est
dangereux de révéler ce qu’il a vu
dans le golfe Persique. Mais ce
commerce clandestin passe diffi-
cilement inaperçu. Selon Thakur,
les voies maritimes entre le détroit
d’Ormuz et les ports de Dubaï et
d’Arabie Saoudite sont encom-
brées de petits bateaux transpor-
tant du gazole de contrebande
destiné à être transféré sur de
plus gros navires. Parfois, dit-il,
le gazole est temporairement
stocké dans le port émirati de
Chardja, où des faux documents
sont produits pour faire croire
que le carburant provient d’Irak.
“C’est un secret de Polichinelle”,
estime Andy Bowman, directeur
régional pour le Moyen-Orient
et l’Asie du Sud de l’organisation
caritative Mission to Seafarers.
“D’Ajman [aux Émirats arabes
unis] à l’Iran, notamment la nuit,
les eaux sont encombrées de navires
qui se déplacent à des heures inhabi-
tuelles et qui n’arrivent pas au port,
mais déchargent ou se connectent à
d’autres navires stationnés.”
“Pour brouiller les pistes, il suffit
d’éteindre son transpondeur [AIS],
de disparaître pendant une semaine,
puis de revenir en ligne, et personne
ne saura où vous avez récupéré votre
cargaison”, explique Samir Madani,
cofondateur de TankerTrackers.
com, un cabinet de conseil qui suit
les expéditions de pétrole brut.
Pour les marins, l’entreprise
peut être encore plus périlleuse.
Les Gardiens de la révolution
et les pirates sont une réelle
menace. Indrajeet Rathod, qui
a travaillé sur un bateau qui fai-
sait de la contrebande de gazole
vers le Yémen de 2017 à 2020,
raconte que son navire transpor-
tait environ 10 000 dollars pour
les pots-de-vin, voire 50 000 dol-
lars. “La seule façon de faire partir
les Iraniens c’est de leur donner de
l’argent liquide, raconte Thakur.
Il n’y a que l’argent qui peut sauver
les marins des mauvais traitements.
Car [les Gardiens de la révolution]
ne se comportent jamais comme des
humains. Ils commencent toujours
par frapper, toujours.”
—Katie McQue
Publié le 3 janvier
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OPINION