Courrier International (2022-02-17)

(EriveltonMoraes) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022


asie


—Tempo Jakarta

P


endant longtemps
Rikaarda Maa pensait
que les peuples autoch-
tones étaient impuissants à
riposter lorsqu’une compagnie
de palmiers à huile s’emparait de
leurs forêts coutumières. Mais
aujourd’hui, elle n’a plus peur
de défendre sa terre ancestrale.
Rikaarda Maa, de son petit
nom Rika, est une femme
du peuple awyu, du village

d’Ampera, dans le district de
Boven Digoel, en Papouasie.
Pour cette mère de famille à la
tête de la contestation, ces spo-
liations sont une vieille histoire :
“Depuis 2011, de nombreuses com-
pagnies sont entrées sur notre
territoire.”
Ainsi, l’une de ces compagnies
a obtenu en 2017 un permis pour
l’exploitation d’une plantation de
palmiers à huile sur une super-
ficie de 39 190 hectares. Depuis
trois ans, elle tente de forcer le

Elles ont également planté des
croix des deux côtés de la route
nationale, du village d’Ampera
jusqu’au district de Fofi, ainsi
que les emblèmes du droit cou-
tumier de leur peuple. Moyen
de rappeler que la déforestation
est un tabou, un interdit absolu.
Toujours en 2018, Veronika
Manimbu, autre femme papoue,
appartenant au peuple mpur, a
prononcé un discours devant le
ministère de l’Environnement
et des Forêts, à Jakarta. Face
à une foule de manifestants
dont les terres ont été accapa-
rées par les sociétés d’huile de
palme, Veronika n’a pas hésité
à lancer : “Il n’y a pas de terre
papoue vacante.” Veronika incarne
le dicton de son peuple : “La forêt
est une mama”. Pour elle, la forêt
est une “entité vivante” garantis-
sant la vie et l’avenir de tous les
membres de la communauté de
la vallée de Kebar.
Januaryus Sedik, autre mama
du peuple mpur qui se bat acti-
vement auprès de Veronika, dit
que les femmes autochtones sont
“les piliers des peuples autochtones
pour la défense de leurs droits”. Elle
ajoute : “Là où nous vivons, dans
la région de la tête d’oiseau [ainsi
appelée car elle ressemble sur la
carte de Papouasie à la tête d’un
oiseau de paradis, symbole fémi-
nin], les femmes sont tenues en
haute estime, si bien qu’il n’est pas
rare que ce soit elles qui dominent
les mouvements de contestation.”
Rasella Malinda, chercheuse
de l’association Pusaka Bentala
Rakyat, accompagne les mamas
de Boven Digoel dans leur lutte.
Elle explique le faible pouvoir
des femmes dans la structure
foncière papoue. Elles ne sont
titulaires que de l’usufruit.
C’est pourtant elles qui ont la
relation la plus intime avec la
forêt : “Quand les hommes bradent
leurs droits forestiers aux compa-
gnies, les femmes perdent l’accès
à la forêt.” Elles n’ont alors plus
comme choix que de travailler
comme ouvrières, de faire des
petits boulots au jour le jour pour
pouvoir nourrir leur famille.
Rasella entend souvent les
termes qu’emploient les femmes
autochtones de Boven Digoel pour
parler de la forêt. Ainsi, Valentina
Wanopka, une des forces motrices
du village de Subur contre l’ex-
pansion des plantations de pal-
miers à huile, compare la forêt à
une pharmacie : “Dans la forêt,

peuple awyu à libérer les terres
de sa concession. En vain.
Rika est déterminée. Pas ques-
tion d’abandonner ses droits cou-
tumiers, même si elle est souvent
la cible de menaces et d’intimi-
dations de la part de membres de
sa propre communauté qui sont
appâtés par la compensation de
10 millions de roupies [613 euros]
que leur fait miroiter la com-
pagnie. Rika a compris qu’elle
ne pouvait pas se battre seule.
En 2018, elle a dressé une carto-
graphie des autres mamas papoues
prêtes, comme elle, à défendre
leurs forêts coutumières. Elle a
commencé par rédiger une péti-
tion contre la compagnie d’huile
de palme qui voulait annexer
les terres de sa communauté,
puis a recueilli les signatures
d’autres femmes.
Selon Rika, il était pratiquement
impossible d’inviter des hommes
dans leurs rangs. Elle l’explique :
“Les mamas réfléchissent plus sur le
long terme que les hommes qui, eux,
se laissent facilement tourner la tête
par 100 000 roupies [6,10 euros] et
un paquet de cigarettes.”

Rika est confrontée au fait que
les femmes papoues n’ont pas le
droit de participer aux délibéra-
tions et aux décisions concer-
nant les terres coutumières. Un
domaine réservé aux hommes.
Pourtant, les femmes assurent
les fonctions nourricières du foyer
et, partant, l’avenir du clan. Mais
rien n’arrête cette institutrice à
l’école catholique Santa Theresia
Kali Win. Elle défend les forêts
de son peuple avec son groupe de
prière. Bien que comptant seule-
ment dix femmes, il est devenu le
moteur de la résistance.
Les mamas ne se contentent
pas d’organiser des prières
régulières. Elles rédigent des
panneaux pour faire valoir
leurs droits conformément à
la Constitution indonésienne :
“L’article MK no 35/PUU-X/2012
stipule que les forêts coutumières
sont des forêts situées sur le terri-
toire coutumier d’un peuple autoch-
tone, et non plus des forêts d’État.”

nous avons beaucoup de médica-
ments gratuits et d’une grande
var iété.”
Mama Valen – le petit nom
de Valentina – fait pression sur
les autorités locales et provin-
ciales, notamment avec Lidia,
autre mama. Toutes deux ont
ainsi obtenu des audiences au
Parlement régional et avec les
maires, et ont pu cartographier
les zones forestières coutu-
mières. En outre, elles barrent
l’accès à leurs terres avec des
croix et les emblèmes de leur
peuple, et vont jusqu’à imposer
des amendes à toute personne
qui y entre sans autorisation.
La secrétaire générale de l’Al-
liance des peuples autochtones
de l’archipel, Rukka Sombolinggi,
considère que les représentantes
des militantes de Papouasie,
telles que Rikaarda, Valentina
et Veronika, constituent une
direction collective du mou-
vement. “En surface, on ne voit
qu’une personne, mais derrière
se cache une structure solide, qui
ne cesse de se renforcer”, dit- elle.
Selon elle, il reste à ces femmes
à développer des efforts consi-
dérables pour s’emparer de l’es-
pace public. De sorte que leurs
voix soient entendues à égalité
avec celles des hommes papous,
traditionnellement propriétaires
des droits fonciers.
—Dina Pramita
Publié le 13 janvier

Les femmes n’ont pas
le droit de participer
aux délibérations et
décisions concernant
les terres coutumières.

Indonésie. Des


Papoues en lutte


pour leurs forêts


Malgré les menaces et les hommes de leur
communauté qui font obstacle, des femmes
de Papouasie se battent contre les compagnies
de palmiers à huile pour protéger leurs terres.

“Les hommes se
laissent facilement
tourner la tête par
100 000 roupies et un
paquet de cigarettes.”
Rikaarda Maa,
MENEUSE DE LA CONTESTATION

SOURCE

TEMPO
Jakarta, Indonésie
Hebdomadaire, 100 000 ex.
tempo.co
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est interdit par la censure et
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↙ Dessin de Falco,
Cuba.
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