Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022 AMÉRIQUES. 27
—The Guardian (e x t r a i t s)
Londres
N
apoléon exploite les moutons,
c’est incroyable”, s’excla me
Jordan Daughtry, 14 ans,
son exemplaire du livre de George
Orwell La Ferme des animaux à la
main. Il parle du cochon dictateur
qui prend le contrôle d’une ferme
anglaise avant de soumettre à sa
volonté les autres animaux.
Dans cet ouvrage qui critique
le régime stalinien, les moutons,
qui représentent les masses faci-
lement manipulables, sont des
“idiots incultes”, ajoute-t-elle.
Sa sœur Kiara, 16 ans, poursuit :
“Ça m’a rappelé toute cette histoire
après l’élection de Joe Biden”, en
évoquant l’insurrection du 6 jan-
vier, quand les partisans de Trump
ont assiégé le Capitole “Et toutes
les bêtises qu’on a entendues.”
Les Daughtry discutent dans
la librairie Firefly, posée dans
la petite ville de Kutztown, en
Pennsylvanie. Les membres
de ce club de lecture de livres
interdits se retrouvent deux
fois par mois pour lire des
ouvrages que les conser-
vateurs de tout le pays
cherchent à faire disparaître
des bibliothèques scolaires
et en débattre.
Les membres du club,
âgés de 13 à 16 ans, sont
inquiets. L’an dernier,
ce mouvement de cen-
sure a réussi à inter-
dire des ouvrages sur
les questions raciales
et LGBTQI dans
des bibliothèques
au Texas, dans
l’Utah, en Virginie,
dans le Wyoming et en
Pennsylvanie.
Comme de nombreux
jeunes aux États-Unis, ils
trouvent que la censure
se fait plus pesante. En
décembre, le district sco-
laire de Pennridge, à une qua-
rantaine de kilomètres de
chez eux, a fait retirer des biblio-
thèques des écoles élémentaires
le livre Heather a deux mamans,
un album jeunesse sur un couple
lesbien.
L’an dernier, la commission sco-
laire du district de Central York, en
Pennsylvanie, a publié une longue
liste de livres interdits, en grande
majorité des ouvrages dont les per-
sonnages ou les auteurs étaient
des gens de couleur. Cette inter-
diction a été levée en septembre
après des manifestations d’élèves.
“J’adore lire, alors c’est vraiment
énervant de voir que des livres sont
interdits, d’autant plus que ce sont
des adultes qui décident et que per-
sonne ne nous demande à nous, les
ados, ce qu’on en pense, lance Joselyn
Diffenbaugh, 14 ans, fondatrice
de ce club. C’est flippant de savoir
que ceux qui auraient besoin de ces
Les ados se rebiffent
contre la censure
Dans ce club de lecture de Pennsylvanie,
des jeunes de 13 à 16 ans débattent de littérature
interdite. Reportage.
livres, pour mieux se comprendre
par exemple, en sont privés.”
Fin janvier, le phénomène a pris
des proportions inédites, avec
l’interdiction de Maus, le roman
graphique sur l’Holocauste d’Art
Spiegelman, par la commission
scolaire du comté de McMinn,
dans le Tennessee. Selon elle, ce
récit, qui met en images ce qu’ont
vécu les parents de l’auteur dans
les camps de concentration ainsi
que le suicide de sa mère, conte-
nait des propos “durs et grossiers”.
Maus est désormais numéro un
des ventes sur Amazon.
À la librairie Firefly, le club de
lecture discute de La Ferme des
animaux quand je les rejoins. Ce
roman n’est pas visé par la récente
vague de censure, mais il était
interdit en URSS avant la chute
de l’Union soviétique. Il a ensuite
été interdit en Floride car jugé
“procommuniste”.
Leur prochain livre sera La Haine
qu’on donne, un roman pour ados
sur le meurtre d’un jeune Noir
désarmé par un policier blanc, qui
a été retiré des rayonnages de nom-
breuses bibliothèques scolaires.
Bridget Johnson, 13 ans, la plus
jeune du groupe, n’a pas sa langue
dans sa poche : “Je constate sou-
vent cela dans la vraie vie. Les gens
ne se rendent pas compte, ils ne
veulent pas prendre de risques, ils
préfèrent ne rien changer.”
La manipulation, les mensonges
et, comme le dit un membre du
club, la “volonté d’enfumage” se
retrouvent dans ce mouvement
pour expurger les bibliothèques
américaines. Un mouvement
lancé par des groupes
issus de la société
civile, soi-disant
des parents, qui
envoient des péti-
tions aux établis-
sements et aux élus
pour interdire cer-
tains livres. En réa-
lité, ces groupes sont
liés et soutenus par des
donateurs conserva-
teurs influents.
La plupart des
livres visés parlent
de l’égalité raciale ou
sexuelle, alors que
certains républicains
ont lancé une grande
offensive contre l’en-
seignement de la
théorie critique de la
race à l’école, une dis-
cipline qui examine la
façon dont le racisme ronge les ins-
titutions et la société américaines.
Le roman Gender Queer, de Maia
Kobabe [“Fluide”, inédit en fran-
çais], qui évoque les difficultés de
faire son coming out et de décou-
vrir son identité sexuelle, est l’un
des livres les plus proscrits. Depuis
sa publication en 2019, il a été
banni des rayonnages d’au moins
11 États. Même chose pour Out of
Darkness [“Sortis des ténèbres”,
d’Ashley Hope Pérez, inédit en
français], l’histoire d’amour entre
une Mexicaine-Américaine et
un jeune garçon noir dans les
années 1930 au Texas.
L’Œil le plus bleu, de Toni
Morrison, un roman sur l’oppres-
sion raciale et sexuelle, a dû être
retiré des bibliothèques scolaires
en Floride et dans le Missouri.
Après une heure et demie de
débats animés, la séance du club
de Kutztown touche à sa fin. À la
sortie de la librairie, Jesse Hastings
tient un exemplaire de La Haine
qu’on donne. Tous les livres débat-
tus au club sont achetés et financés
grâce à des dons. Elle se dit cho-
quée par l’ampleur de la censure et
“surtout par le ridicule des raisons
invoquées pour interdire ces livres.
Beaucoup ont été interdits simple-
ment parce qu’ils avaient pour per-
sonnages des Noirs ou des LGBTQI,
explique la jeune fille. Pour les
jeunes homosexuels ou les jeunes de
couleur, il est important d’être repré-
sentés dans les livres, et si vous n’y
avez pas accès, cela peut être grave.”
Outre l’impact sur les per-
sonnes qui auraient pu se trou-
ver des affinités avec les auteurs
interdits et sur la représentation
de la diversité dans les livres,
Jesse trouve qu’il y a un autre
aspect encore plus grave : “C’est
un énorme problème, car il y a déjà
un grand manque de représenta-
tion des minorités dans les romans.
Ils veulent interdire des livres qui
parlent de politique et d’autres choses
importantes. Pour moi, le risque,
c’est que de plus en plus de jeunes
manquent d’ouverture d’esprit.”
—Adam Gabbatt
Publié le 7 février
la mise à disposition de pornogra-
phie”, une annonce qui inquiète
les bibliothécaires texans, car
ils craignent d’être visés par des
plaintes au pénal.
George M. Johnson, qui a écrit
Le bleu ne va pas à tous les gar-
çons, une autobiographie sur
son enfance noire et queer, est
resté bouche bée en apprenant
en novembre qu’un membre de la
commission scolaire du comté de
Flagler, en Floride, avait déposé
une plainte à la police contre son
livre. L’ouvrage, à destination des
jeunes à partir de 14 ans, comporte
des scènes de sexe oral et anal, et
d’agression sexuelle. “J’ignorais
qu’il était possible de porter plainte
contre un livre”, souligne George
M. Johnson. La plainte a été jugée
irrecevable par la police, mais le
livre a été retiré des bibliothèques
scolaires le temps d’être examiné
par un comité.
Injures et homophobie. Un
jour où le livre était débattu à la
commission scolaire, un groupe
d’élèves s’est opposé à l’inter-
diction et a distribué des exem-
plaires gratuits, pendant que des
contre-manifestants dénonçaient
le caractère pornographique de
l’ouvrage et hurlaient des obscé-
nités et des injures homophobes,
selon un élève qui a organisé la
manifestation et publié des vidéos.
Le comité ad hoc a déterminé
qu’il était “adapté” aux biblio-
thèques de lycée, mais le recteur
du comté a invalidé cette déci-
sion. Il a décidé que Le bleu ne va
pas à tous les garçons ne serait pas
disponible dans les bibliothèques
le temps de la rédaction de nou-
velles directives permettant aux
parents d’avoir plus de contrôle
sur les lectures accessibles à leurs
enfants. D’autres titres de la caté-
gorie jeunes adultes qui avaient
été retirés des rayonnages y ont
ensuite été rétablis.
Jack Petocz, un élève de 17 ans
du lycée Flagler de Palm Coast, a
organisé la manifestation contre
l’interdiction du livre. “Moi qui
suis gay, je sais à quel point ces livres
sont essentiels pour les jeunes. Ils
doivent savoir qu’il existe des res-
sources pour eux, explique-t-il,
avant de souligner que les his-
toires d’amour hétérosexuelles
sont rarement interdites. Cela m’a
paru vraiment discriminatoire.”
—Elizabeth A. Harris
et Alexandra Alter
Publié le 30 janvier
“Ce sont des adultes
qui décident, personne
ne nous demande
à nous, les ados,
ce qu’on en pense.”
Jesse Hastings, FONDATRICE
DU CLUB DE KUTZTOWN