Courrier International (2022-02-17)

(EriveltonMoraes) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022


france


—Le Soir Bruxelles

L


e jour est à peine levé
que Nathalie, Michaël
et Franck ont déjà investi
le rond-point de la Patte-d’Oie, en
périphérie de Blois. Une palette de
bois se consume, qui ne crache
qu’une fine fumée sans réchauffer
du brouillard glacial. “On a l’habi-
tude, dans mon appartement, il ne
fait que 17 degrés”, tousse Nathalie,
emmitouflée sous son bonnet.
Comme chaque samedi, elle enfile
encore sa chasuble fluo. Des “gilets
jaunes”, on ne parle quasiment
plus. Mais elle fait partie des irré-
ductibles qui n’ont jamais lâché
le combat pour une vie moins
précaire. “Je vis seule avec trois
enfants dont un handicapé, dit- elle.
À 51 ans, en intérim dans la logis-
tique, je gagne 1 100 euros par mois.
Comment je fais ?” À la pompe, le
gasoil crève les plafonds. Plus
cher encore que lorsque la hausse,
ajoutée à un projet (finalement
avorté) de taxe carbone, avait
déclenché en novembre 2018 la
révolte inédite des “gilets jaunes”
qui restera “la” grande crise du
quinquennat Macron.
Michaël, 31 ans, élève seul un
garçon de 10 ans. Il ne s’en sort

pas non plus avec les petits bou-
lots. “Macron n’a rien fait pour
nous, peste-t-il. Pendant cinq ans,
ce président n’a eu que du mépris. Il
suffit soi-disant de traverser la rue
pour trouver du boulot. Qu’il vienne
voir ce qu’on vit !” Le gouverne-
ment vient de verser une “prime
énergie” puis une “prime inflation”
de 100 euros aux bas salaires.
“Peanuts !” balaie ce “gilet jaune”.
Des voitures klaxonnent encore
par solidarité, rappelant que ce
mouvement a longtemps été

Société. Dans les zones


périurbaines,


une double crise


Dans les quartiers pavillonnaires, la classe moyenne ne se débat pas seulement
contre la vie chère. Elle se heurte aussi à un modèle d’urbanisme en crise,
fondé sur le tout voiture. Les petites phrases d’Emmanuel Macron ont souvent
heurté. La confiance envers les politiques s’est érodée.

soutenu “par procuration” par
une majorité de Français et que
les braises ne sont pas éteintes.
Parfois, c’est un doigt d’honneur
qu’un conducteur leur adresse.
“On n’a rien obtenu, mais ce mouve-
ment a quand même été formidable”,
racontent ces “gilets jaunes”. Au
souvenir de leur expédition non
loin d’ici, au château de Chambord,
ce “symbole des riches” où le pré-
sident Macron avait fêté son qua-
rantième anniversaire, les yeux
brillent au-dessus des bouches

partiellement édentées. “Ce jour-là,
on avait fait la leçon à Macron”, se
souvient Sylvain, 53 ans, qui a
perdu son emploi dans la mainte-
nance automobile. “J’étais le tréso-
rier de ce groupe de ‘gilets jaunes’. Ma
voiture servait de cantine. On faisait
des barbecues”, se souvient-il, nos-
talgique de cette période aux airs
d’insurrection populaire. Comme
les autres, il est prêt à rester sur
ce rond-point “jusqu’après la prési-
dentielle” s’il le faut. Sylvain est le
seul du groupe à voter. Les autres

n’ont même jamais eu de carte
électorale. “Pour quoi faire ?” Sa
préférence ira à Marine Le Pen.
“Pour son programme social, pas
pour ses idées racistes”, précise-t-il.
D’ailleurs, il trouve Éric Zemmour
“obsédé” par l’immigration. “Un
guignol qui ne fera rien pour le
peuple”, cingle-t-il.
En cinq ans, le pouvoir d’achat
des Français s’est amélioré. C’est
du moins ce que vantent les sou-
tiens d’Emmanuel Macron, qui
mettent en avant la suppression de
la taxe d’habitation et la diminu-
tion de l’impôt sur le revenu. Une
étude indépendante de l’Institut
des politiques publiques tempère :
si une large majorité de Français
a bien vu son niveau de vie aug-
menter en moyenne de 300 euros
par an, le très haut du panier s’est
enrichi plus que les autres et les
très pauvres n’ont pas profité de

l’embellie. Surtout, avec une infla-
tion galopante, le ressenti de la
plupart n’est pas celui d’un mieux-
être. Une faille que prétendent
combler tous les candidats à la
présidentielle, en rivalisant de
propositions pour augmenter les
salaires ou bloquer les prix.
En périphérie de Blois, dans la
zone commerciale qui ressemble
à toutes celles qui ceinturent les
villes moyennes, les enseignes, y
compris celles de hard discount,
défilent comme les boules sur le
parquet du bowling voisin. Au
“Leclerc”, Myriam, à la retraite
depuis deux ans, ne mettra pas la
fameuse “baguette à 29 centimes”
dont parlent ce jour-là toutes les
télés dans son Caddie. “Ça fait
trop de mal aux boulangers”, dit
cette ancienne assistante scolaire.
Mais elle comprend que ce “coup
de com” du géant de la distribution
fasse mouche auprès de consom-
mateurs en galère. “Moi-même, je
note tous les prix dans les différents
supermarchés avant de faire mon
choi x”, dit-elle. Avec 1 400 euros
par mois de pension, elle admet
n’être pas la plus à plaindre. “Mais
j’ai encore un loyer à payer.”
À quelques kilomètres de
Blois, Villebarou est l’une de
ces bourgades périurbaines où

“Je note tous les prix
dans les différents
supermarchés avant
de faire mon choix.”
Myriam,
RETRAITÉE

↙ Villebarou, près de Blois, en janvier.
Photo © Le Soir, Pierre-Yves Thienpont
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