Courrier International (2022-02-17)

(EriveltonMoraes) #1

Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022 INTERNET DU FUTUR, LA LUTTE FINALE? 37


pseudonyme, et, pour un grand nombre de ser-
vices, sans la moindre confiance”. Il y affirmait
que les blockchains, ces registres décentrali-
sés qui stockent l’information sur des ordi-
nateurs en réseau, permettraient dans une
large mesure d’éviter d’avoir à faire confiance
à une entité spécifique. En fin de compte, il
voyait dans le Web3 un “système d’exploitation
social sécurisé”.
La blockchain fonctionne en décentralisant
le stockage de l’information. Les données ne
sont plus entreposées sur les serveurs d’une
entreprise, la blockchain fait office de registre
permanent, copiant chaque enregistrement
sur une multitude d’ordinateurs interconnec-
tés. Les informations financières, les données
de jeu vidéo et les œuvres d’art numériques
peuvent toutes être stockées et authentifiées
sur ces bases de données partagées. Les block-
chains sont gages de sécurité (parce qu’elles
sont cryptées), de transparence (parce qu’elles
sont publiques) et de stabilité (les coupures de
courant sont moins probables puisque les logi-
ciels ne tournent pas sur des serveurs centra-
lisés, comme Twitter, tributaire des serveurs
d’Amazon Web Services).


Deux failles. Seulement voilà, il y a une
faille dans cette vision du Web3, à en croire
un essai largement diffusé du cryptographe
Matthew Rosenfeld, plus connu sous le nom
de Moxie Marlinspike, fondateur de l’applica-
tion de messagerie cryptée Signal [publié sur
son blog le 7 janvier]. Pour tourner correcte-
ment, le web adossé à la technologie blockchain
repose en effet sur une poignée d’entreprises
privées et centralisées. “On a mis énormément
de travail, de temps et d’énergie dans la création
d’un ‘mécanisme de consensus distribué’ basé sur
le principe de la ‘confiance zéro’ [la vérification
systématique de l’identité des utilisateurs], écrit
Moxie Marlinspike, alors que la quasi-totalité des
clients qui souhaitent y accéder le font en accor-
dant leur confiance aux services de deux sociétés
[Infura et Alchemy] sans aucune vérification.”
Moxie Marlinspike met le doigt sur deux
failles dans l’infrastructure du Web3. Les appli-
cations reposant sur la blockchain sont dépen-
dantes dans une large mesure d’interfaces de
programmation d’application (API) qui per-
mettent aux programmes de communiquer
entre eux. Sur les sites du Web2, par exemple,
les API vous permettent de créer un profil
dans un jeu vidéo mobile grâce à vos identi-
fiants Facebook. Dans le Web3, une foule d’ap-
plications décentralisées passent par des API
pour se connecter à des blockchains comme
Ethereum, au lieu de se connecter directe-
ment à Ethereum.
Le marché s’est d’ores et déjà organisé autour
de deux fournisseurs, Alchemy et Infura, qui
font tourner la plupart des applications décen-
tralisées d’Ethereum, la blockchain la plus
prisée des développeurs. Autrement dit, ce
n’est pas à Ethereum qu’il faut faire confiance
mais à Infura ou à Alchemy.
Mais ce n’est pas le seul exemple de centralisa-
tion dans l’univers de la crypto. Les plateformes


d’échange d’actifs numériques, qui voient les
utilisateurs acheter et vendre des monnaies
comme le bitcoin et l’ether, sont dominées
par Binance, qui gère près de trois fois plus
d’échanges en volume que son premier concur-
rent direct. MetaMask, propriété d’une filiale
d’Infura, ConsenSys, est de son côté devenu le
premier portefeuille en crypto de la plateforme
Ethereum – c’est là que les acheteurs stockent
leurs NFT. Et OpenSea a la main sur l’essen-
tiel du marché des NFT : en décembre, [la place
de marché américaine] gérait 84 % des 2,7 mil-
liards de dollars [2,3 milliards d’euros] de tran-
sactions en pair à pair de NFT.
Plus de la moitié des stablecoins en circula-
tion, ces actifs de finance décentralisée indexés
sur des monnaies fiduciaires, sont des tether,
une cryptomonnaie stable gérée par la plate-
forme d’échanges Bitfinex. Et les entreprises
de crypto, dont beaucoup sont financées par
le capital-risque, commencent à se racheter
mutuellement à tour de bras.
Ce n’est donc pas le Web3 décentralisé qui
nous avait été promis au départ. Une poignée
de sociétés s’arrogent la part du lion sur le
marché en créant des plateformes conviviales
visant à populariser cette nouvelle version d’In-
ternet auprès des masses. De quoi nous rappe-
ler fortement le Web2.
Si le cofondateur d’Ethereum, Vitalik Buterin,
admet le bien-fondé de la plupart des critiques
de Moxie Marlinspike, il n’en prédit pas moins
un avenir différent. “C’est plus facile de choi-
sir la facilité, c’est-à-dire la centralisation, et
il faut se donner de la peine si on veut faire les

choses ‘comme il faut’.” À l’avenir, ajoute-t-il, il
sera plus simple et moins cher pour les entre-
prises et les utilisateurs de faire tourner des
programmes directement sur la blockchain
Ethereum, même si les internautes auront tou-
jours tendance à privilégier les options centra-
lisées, plus conviviales.
La centralisation pourrait même être une
bonne chose pour le Web3, assure Moxie
Marlinspike, si le Web3 adopte le minimum
de décentralisation nécessaire à son existence
afin d’accorder la priorité à l’expérience utilisa-
teur. Moyennant quoi, l’adoption des technolo-
gies Web3 dans leur ensemble devrait décoller.
“Dès leur apparition, ces technologies ont immé-
diatement montré une tendance à la centralisa-
tion via des plateformes pour se mettre en place,
écrit Moxie Marlinspike. Cela n’a quasi aucun
effet négatif sur la rapidité de l’écosystème et la
plupart des utilisateurs ne sont même pas au cou-
rant ou ne s’en soucient pas.”
—Scott Nover
Publié le 19 janvier

CRYPTOLANGAGE
Bitcoin — Mot-valise (de bit, unité
d’information binaire, et coin, “pièce
de monnaie”) pour décrire une monnaie
virtuelle et un système de paiement
fondé sur la blockchain. Concept inventé
en 2009 par Satoshi Nakamoto, dont
on ignore toujours s’il s’agit d’une vraie
personne ou d’un pseudonyme
représentant un groupe de personnes.
Blockchain (chaîne de blocs) —
Registre partagé et public fondé
sur la cryptographie, qui répertorie
des transactions organisées en suites
de blocs. Chaque blockchain
est validée à partir d’un calcul
qui donne l’horodatage et le montant
échangé entre deux clés
cryptographiques publiques.
Cryptomonnaie — Monnaie
sans autorité centrale, fondée
sur une blockchain et associant
l’utilisateur à l’émission et au règlement
de transactions réputées inviolables.
Les autorités financières, qui refusent
un statut monétaire aux monnaies
virtuelles, préfèrent les termes
“ cryptoactifs” ou “actifs numériques”.
Depuis l’apparition du bitcoin, en 2009,
de nombreuses cryptomonnaies sont
nées, comme l’ethereum, le litecoin,
le dogecoin...
Stablecoin (cryptomonnaie stable) —
Monnaie numérique au cours fixe
et moins spéculative, répliquant
la valeur du dollar, de l’or ou de l’euro,
de façon à échapper à la volatilité
du marché, comme le tether.
DeFi (decentralized finance) —
La finance décentralisée recouvre
les opérations sur des plateformes
d’échange de pair à pair, tels Binance
ou Coinbase, qui se passent
d’intermédiaires classiques
comme les banques.
Jeton non fongible, NFT
(non fongible token) — Fichier unique
(photo, vidéo ou autre) stocké
et authentifié sur une blockchain.
On distingue plusieurs familles de NFT :
art, cartes, jeu, sport, mondes virtuels...
Jeton numérique (token) —
Actif numérique permettant
de lever des fonds dans l’univers
des cryptomonnaies, échangeable
en bitcoins ou en ethers.
Il donne accès à un droit d’usage
et non à des parts du capital.
Mineur — Individu qui met la puissance
de calcul de son ordinateur au service
du réseau pour résoudre des équations
complexes afin de confirmer
les transactions.

NOUVEAU NOM,
VIEILLE IDÉE
Un univers numérique
immersif combinant
les aspects des réseaux
sociaux, des jeux
en ligne et de la réalité
virtuelle et augmentée.
Tel est le monde
merveilleux baptisé
“métavers” – comme
dans le roman
de science-fiction
Snow Crash publié
en 1992 – qu’a
présenté en juillet
Mark Zuckerberg,
patron de Meta
(ex-Facebook).
L’agitation qui s’est
ensuivie n’est pas
sans rappeler
“les conversations
que nous avions
il y a près de vingt ans
à propos de Second Life
[plateforme en ligne
permettant à ses
millions d’utilisateurs
d’incarner des
personnages virtuels]”,
relève l’anthropologue
Genevieve Bell dans
la MIT Technology
Review. Pour elle,
le lien de parenté
est encore plus fort
avec l’Exposition
universelle de 1851 :
les technologies
présentées avaient
provoqué anxiété
et émerveillement,
avant de hanter
et de façonner
une génération
de penseurs.

Métavers


Lexique


“La quasi-totalité des clients
accordent leur confiance
aux services de deux sociétés,
sans aucune vérification.”
Moxie Marlinspike,
CRYPTOGRAPHE ET FONDATEUR DE SIGNAL
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