- À LA UNE Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022
—The New York Times (extraits) New York
P
endant des années, Christian Lantz a pra-
tiqué Stalke r, un jeu de tir à la première
personne situé en Ukraine dans un pay-
sage postapocalyptique et dont les scé-
narios immersifs ont fait le grand succès.
Quand le lycéen de 18 ans a appris qu’une
suite sortait en 2022 [douze ans après le der-
nier volet en date, Call of Pripyat], il a tout de
suite su qu’il allait l’acheter.
Mais tout a changé quand GSC Game World,
le studio ukrainien à l’origine du jeu, a annoncé
au début de l’année que le nouveau Stalker [sous-
titré Heart of Chernobyl] proposerait des non-
fungible tokens [“jetons non fongibles”], ou NFT.
Il sera possible d’en acheter et d’en vendre dans
le nouvel opus, par exemple des vêtements pour
un personnage. Selon l’entreprise, cette nou-
veauté est une “étape décisive” vers le monde
virtuel appelé métavers.
Christian était furieux. Il s’est joint à des
milliers de fans sur Twitter et Reddit qui se
Les microtransactions sont
devenues omniprésentes dans les
jeux vidéo. Les gamers, échaudés
par cette tendance, utilisent leur
statut de consommateurs pour
s’exprimer contre l’émergence
des NFT, dernier avatar
du mercantilisme dans le secteur.
Ubisoft, Square Enix et Zynga. Les gamers ont
généralement obtenu gain de cause, du moins
jusqu’à maintenant. “On refourgue des concepts
tendance aux gens”, estime Mutahar Anas, un
gamer et youtubeur qui a trois millions d’abon-
nés. Selon lui, ceux qui veulent intégrer les NFT
aux jeux vidéo “essaient de nous vendre de la
poudre de perlimpinpin”.
Ces derniers mois, une demi-douzaine de
studios ont annoncé leur intention d’ajouter
des NFT à leurs jeux ou déclaré y réfléchir. Ces
actifs virtuels, qui sont certifiés par la technolo-
gie de la blockchain, sont associés à une preuve
d’authenticité et de propriété. Selon les studios,
les joueurs possèdent alors des articles virtuels
uniques, qui peuvent enrichir ceux qui vendent
ces NFT sur des plateformes en ligne. Ils affir-
ment que les NFT pourront à terme être trans-
férés d’un jeu à l’autre [ce que contestent les
développeurs, voir l’encadré page 39 ] : autrement
dit, des articles achetés dans un univers de jeu
pourraient influencer les actions dans un autre.
Les gamers restent dans l’idée que cela s’ap-
parente à du racket. “Je déteste qu’ils trouvent
constamment des moyens de nous ponctionner”,
déplore Matt Kee, un gamer de 22 ans qui a
exprimé sa colère sur Twitter après que Square
Enix, qui produit l’un de ses jeux favoris, Kingdom
Hearts, a annoncé se lancer dans les NFT. “Rien
ne dit que nous avons quoi que ce soit à y gagner.
Leur raisonnement est toujours : ‘Comment je peux
tirer profit de ceci ou cela ?’.”
Une bonne partie de ce ressentiment vient de
l’intrusion des microtransactions dans les jeux
vidéo. Au fil des ans, les studios ont trouvé de
NFT : les gamers
ne se laisseront
pas embobiner
déchaînaient contre l’intrusion des NFT dans la
suite de Stalker [prévue pour décembre 2022].
Selon eux, le studio cherche tout simplement
à leur extorquer de l’argent. La mobilisation a
été telle que GSC a rapidement rétropédalé et
renoncé à son projet de NFT. “Le studio abusait
de sa popularité, affirme Christian, qui vit dans
[l’État canadien de l’]Ontario. Ils cherchent à faire
du chiffre au lieu de s’en tenir à un jeu de qualité.”
Depuis plus d’un an, la folie de la crypto est
à son comble. Le cours des cryptomonnaies
comme le bitcoin et l’ether a grimpé en flèche.
Les actifs virtuels comme les NFT sont en plein
essor. Jack Dorsey, cofondateur de Twitter, a
récemment rebaptisé l’une de ses entreprises
Block en hommage à la blockchain, la chaîne
de blocs, c’est-à-dire le protocole informatique
décentralisé sur lequel reposent les monnaies
cryptographiques. Melania Trump a mis aux
enchères des NFT de son cru. Les partisans de
cette technologie espèrent qu’elle révolutionnera
toutes les branches d’activité, de la finance aux
réseaux sociaux, en passant par l’art.
Mais pour d’autres, tout ça va trop loin, trop
vite. À leurs yeux, les cryptomonnaies et les
actifs qui en découlent, comme les NFT, sont
une version numérique de la pyramide de Ponzi
et présentent des prix artificiellement gonflés.
Certains se demandent si les cryptomonnaies
et la blockchain, qui sont des concepts flous,
auront la moindre utilité à long terme.
Ce mécontentement n’est nulle part plus pro-
noncé que chez les gamers, chez qui les débats
sur tout ce qui est crypto se sont multipliés entre
les utilisateurs et les grands studios comme
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
“Tout comprendre
aux NFT, ces jetons
virtuels qui
chamboulent
le marché de l’art”,
une vidéo pédago
du Wall Street
Journal, traduite
en français.
“La fièvre du bitcoin”,
notre dossier
du numéro 1614,
du 7 octobre 2021.
↑ Sous la pression
des fans, le studio
ukrainien, créateur
de S.T.A.L.K.E.R. 2,
a renoncé à intégrer
des NFT dans ce jeu
de tir. Photo GSC
Game World via
The New York Times