Courrier International (2022-02-17)

(EriveltonMoraes) #1

Courrier international — n 1633 du 17 au 23 février 2022 360 o.


étendus de toute l’Amérique centrale. À cette heure-là,
ils vont chercher des fruits, du lait, du sucre et de la glace
pour remplir les trois seaux de jus qu’ils vont vendre dans
la journée. Même s’ils possèdent un étal fi xe, ils sortent
tous les jours dans les rues avoisinantes pour proposer les
boissons fraîches. Ils en vendent aussi aux commerçants
eux-mêmes, dans de grands verres de presque 1 litre, pour
l’équivalent de 50 cents de dollar.
La mère de l’adolescent boxeur s’appelle María Amparo
García. Elle a 41 ans, elle a toujours vécu au Mercado
Oriental. Cette femme au teint clair, mais au visage bronzé,
fait partie des milliers de personnes qui vont et viennent
dans les travées de ce marché qui couvre 120 pâtés de
maisons, soit l’équivalent de 118 terrains de football. Le
Mercado Oriental a englouti au moins quatre quartiers,
et comprend des écoles, des cliniques, des bars, des lieux
de prostitution. María Amparo a vendu ici toutes sortes
de marchandises, notamment des savons, des soupes
instantanées, des détergents. “Je suis pratiquement née
sur ce marché, dit-elle. Ma mère a vendu ici toute sa vie.
Résultat, quand j’ai rencontré mon mari, je l’ai fait venir
pour vendre au marché.”

María Amparo et sa famille produisent plus de 70 verres
de jus par jour. Chacun participe : les uns vont cher-
cher les ingrédients, les autres pilent la glace, et une
fois les boissons préparées ils les vendent à la criée.
Enfi n, et c’est non moins important, ils se répartissent
l’argent. Selon des chiff res de la Banque centrale du
Nicaragua, 80 % des habitants travaillent dans l’écono-
mie informelle, comme la famille de Bryan. Ce qui veut
dire qu’ils obtiennent des revenus à leur compte, sans
aucune couverture sociale. Le plus diffi cile, c’est qu’ils
ne sont pas non plus assurés de gagner de l’argent d’un
jour à l’autre pour pouvoir manger.
Le nombre de travailleurs informels est peut-être même
plus élevé depuis la crise politique qui frappe le pays
depuis 2018. Cette année-là, il y a eu une série de mani-
festations contre le gouvernement de Daniel Ortega, pré-
sident depuis 2007, qui ont été suivies d’un eff ondrement
économique : en trois ans, la richesse du pays a diminué
de 14 % et le Nicaragua est revenu six ans en arrière pour
ce qui est de la pauvreté. Environ 400 000 personnes se
sont retrouvées au chômage, si bien que beaucoup d’entre
elles sont entrées dans l’économie informelle. Ce chiff re
s’est encore accru lors de la pandémie de Covid-19.
“Nous sommes le moteur de l’économie”, affi rme Gema
Morales, à la tête d’une aff aire de location de chariots
pour vendeurs ambulants au Mercado Oriental. Elle
n’est pas loin de la vérité : l’activité de ce marché pro-
duit entre 25 et 30 % des richesses du pays. “Nous avons
beaucoup de chance, car malgré tout ce qui s’est passé nous
continuons à recevoir et, si nous pouvons, nous donnons
au ssi”, ajoute-t-elle. Ainsi, dès avant le lever du jour, avant
même que ne commence le chant des oiseaux, le clique-
tis des charrettes retentit dans les rues. Gema entend
ses voisins, la famille de Bryan, piler la glace pour faire
les jus. Tandis que nous sommes un certain nombre à
dormir tranquilles, d’autres se lèvent aux aurores pour
ne pas se retrouver l’estomac vide à l’heure du coucher.
“Nous, les commerçants d’ici, nous aimons Bryan, parce
que nous le connaissons depuis qu’il était dans le ventre de sa
mè re”, raconte Gema Morales. La mère du boxeur précise

qu’elle a emmené son fi ls au marché deux jours après
sa naissance. Elle a élevé ses six enfants de cette façon.
Si elle allait distribuer les rafraîchissements, une autre
vendeuse, comme Gema Morales, restait à s’occuper
du petit. “Et ensuite elle me disait : ‘Regardez, il a fait
pipi dans sa couche, il faut le changer’”, se rappelle
María Amparo, dans sa maison située dans le centre
du Mercado Oriental.
La maison est un bâtiment rectangulaire en parpaings
et en ciment, au toit en zinc. Au fond, une vaste cour
occupe la plus grande partie du lieu. La salle de bains,
la cuisine et la buanderie sont en construction. Un
sac de frappe est suspendu à un arbre. María Amparo
García n’a pas assisté aux premiers combats de son fi ls.
Elle restait à pleurer chez elle, tant elle avait peur que
Bryan se fasse massacrer. Mais comme son fi ls donnait
plus de coups qu’il n’en recevait, elle a fi ni par s’y faire.
“J’étais heureuse, je me rendais compte qu’il pouvait deve-
nir quelqu’un”, sou lig ne-t- elle.

A

près avoir récupéré les verres de boissons
fraîches, Bryan repasse la vidéo du combat au
Japon là où il l’avait laissée : au moment où
il reçoit le premier coup qui va lui enlever sa
nervosité. “Au début, je faisais un peu n’importe
quoi, puis j’ai commencé à ajuster mes coups”,
relate Bryan. Sept jeunes boxeurs de diff érents pays
d’Amérique centrale et de République dominicaine ont
été invités au tournoi pour aff ronter les sept meilleurs
boxeurs japonais de leur âge. Seuls Bryan Mercado et
un garçon dominicain ont battu les Asiatiques. Morinori
Watanabe, le Japonais chargé des compétitions de boxe
aux Jeux olympiques, leur a proposé à chacun une bourse
pour les emmener au Japon afi n qu’ils y perfectionnent
leur technique tout en faisant leurs études.
La bourse prévoit un séjour de cinq ans, au cours duquel
Bryan pourra rendre visite annuellement à sa famille au
Nicaragua. Lors du premier voyage au Japon, après avoir
reçu la nouvelle, Bryan et son entraîneur Sergio Quintana
ont été sur un nuage pendant plusieurs jours. Accompagnés
d’une traductrice, ils se sont promenés dans Tokyo, ils
ont rencontré plusieurs lutteurs de sumo et ils ont voyagé
en train. “Tout était beau, c’est un autre monde pour moi.
Vous savez? C’est le pays du Soleil-Levant”, se réjouit Bryan.
Un monde très diff érent, certes, de celui qu’on voit
dans la ruelle de la mort, au Mercado Oriental. Si un
jour on repasse par cet endroit, on sentira combien il
est diffi cile de voir sans juger, et l’on essaiera de décrire
ces lieux de la manière la plus objective possible. Une
ruelle étroite. De petites chambres de chaque côté. Des
femmes en minijupe qui attendent à l’extérieur, maquil-
lées comme des voitures volées. Des chiens faméliques
fouillant dans les ordures. L’adolescent boxeur donne des
verres à des femmes. Il reçoit l’argent, rend la monnaie,
sourit. Ensuite il prend un bus pour aller au gymnase.
Le soir, il rentrera au marché pour passer voir sa copine,
avec qui il sort depuis deux semaines, et qui habite non
loin de chez lui. Il ira se coucher vers 9 heures. Avant
d’aller au lit, il écoutera un ou deux morceaux de reg-
gaeton. Et puis il s’endormira, pour recommencer le
lendemain. “À son âge, il aurait pu tomber dans la drogue
ou dans le vol, mais il lutte pour sortir de la pauvreté”, fait
valoir Gema Morales, la voisine. Peut-être est-ce pour
cela qu’il s’est relevé après chaque défaite pour gagner
le combat suivant. En cognant dans l’adversité comme
sur les sacs de frappe.
—Julián Navarrete
Publié le 22 décembre 2021

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↓ Bryan et sa mère,
María Amparo
García.
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