- Courrier international — no 1633 du 17 au 23 février 2022
—The New York Times (e x t r a i t s)
Ne w Yo rk
A
l’aune des manifestations qui
peuvent se produire dans le monde,
le “convoi de la liberté” qui bloque
le centre d’Ottawa est une simple nui-
sance. Le nombre de manifestants, environ
8 000 au plus fort du mouvement,
reste modeste ; il n’y a pas eu de
blessés graves ni de sérieux accro-
chages, les camionneurs ont cessé
de klaxonner après que les habitants
ont obtenu d’un juge une ordon-
nance pour interdire l’usage des
klaxons [pendant dix jours], et la plupart
des Canadiens ne soutiennent ni les rou-
tiers ni leur cause.
Pourtant, ce qui se passe au Canada
mérite d’être surveillé de près. Dans un envi-
ronnement politique de plus en plus clivé,
les camionneurs canadiens ont aussitôt
déchaîné les enthousiasmes. Les dons ont
afflué, ce qui a incité la plateforme de finan-
cement participatif GoFundMe à mettre
fin à la campagne au bout de quelques
jours. D’autres “convois de la liberté” sont
apparus dans des pays aussi éloignés que
l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Comme on pouvait s’y attendre, le mou-
vement a été salué par un concert
de louanges au sud de la fron-
tière [du Canada]. Donald Trump,
notamment, a déclaré : “Le ‘convoi
de la liberté’ proteste pacifiquement
contre la politique désastreuse de Justin
Trudeau, ce cinglé d’extrême gauche
qui a détruit le Canada pas ses mesures sani-
taires aberrantes.”
Les images d’un Canada agité, alors que ce
pays est souvent perçu comme un modèle de
calme, de tolérance et de raison, montrent
à quel point les mesures sanitaires et autres
réglementations sont devenues un symbole
puissant, et peut-être durable, pour l’ex-
trême droite. Celle-ci y voit une agression
de l’État contre ses “libertés”. Les camion-
neurs canadiens ont formé leur convoi à la
fin de janvier pour protester contre l’obli-
gation faite à ceux qui traversent la fron-
tière entre le Canada et les États-Unis d’être
vaccinés s’ils veulent éviter une quaran-
taine de quatorze jours. Cette mesure ne
concernait qu’une minorité : seuls 10 %
des camionneurs qui font la navette entre
les deux pays ne sont pas vaccinés, selon le
syndicat Canadian Trucking Alliance, qui
s’est désolidarisé du mouvement.
Tandis que les gros semi-remorques com-
mençaient à ralentir la circulation dans la
capitale en faisant retentir leurs klaxons,
les Canadiens, qui ne partageaient pas leurs
griefs, ont demandé qu’il soit mis fin aux
manifestations. Le chef de la police d’Ottawa
a parlé de “siège”, le Premier ministre de
l’Ontario a évoqué une “ occupation”, le
maire d’Ottawa a déclaré l’état d’urgence,
et le 7 février le Premier ministre canadien,
Justin Trudeau, en colère, lançait devant le
Parlement que le mouvement devait cesser.
Casse-tête. Nous ne sommes pas d’ac-
cord avec ces manifestants, mais ils ont le
droit de se faire entendre et de perturber le
quotidien de leurs concitoyens. Manifester
est une forme d’expression nécessaire dans
une société démocratique, notamment pour
celles et ceux dont les opinions ne sont
pas majoritaires. Les gouvernements sont
chargés d’éviter toute violence de la part
des manifestants, mais ils doivent accep-
ter un certain niveau de perturbation de
la part de populations qui cherchent à se
faire entendre.
Le “convoi de la liberté” canadien fait
écho à un mécontentement latent dans de
nombreuses catégories de la population. À
l’instar des “gilets jaunes” en France, qui ont
défilé dans les rues de Paris et d’autres villes
pendant des mois à partir de novembre 2018,
les chauffeurs routiers canadiens sont mus
par un sentiment de colère lié à toute une
série de doléances qu’il n’est pas simple de
dissiper par la négociation.
Les “gilets jaunes” n’ont jamais trouvé
de cause vraiment fédératrice. Les chauf-
feurs routiers canadiens, si. Et c’est bien
cette capacité à transformer une dénoncia-
tion des mesures anti-Covid en cri de colère
des défavorisés qui rend les manifestations
d’Ottawa si particulières. En France, un
convoi de plusieurs dizaines de véhicules
est parti le [9 février] du sud de la France,
direction Paris. Résultat, la police a inter-
dit [son entrée dans la capitale] au nom de
l’ordre public. Aux États-Unis, un groupe
baptisé “convoi pour Washington 2022”
a également annoncé une version améri-
caine du mouvement de contestation pour
le mois prochain.
Ces nouvelles formes de mobilisation
sont un casse-tête pour Justin Trudeau,
Canada. Un test
pour la démocratie
Le mouvement de protestation des camionneurs canadiens
se diffuse à l’international. Cet éditorial explique pourquoi
il est important de laisser s’exprimer cette contestation.
7 jours dans
le monde
Joe Biden et tous les autres dirigeants qui
cherchent le moyen de revenir à une cer-
taine normalité sans pour autant baisser
la garde contre une maladie qui peut tou-
jours remplir leurs services hospitaliers et
faire de nombreuses victimes.
À ce niveau, la solution exige de trouver
comment prendre en compte la colère et
la contestation légitimes engendrées par
la pandémie, sans jeter d’huile sur le feu
ni mettre en péril l’État de droit. À l’heure
où des populistes comme Donald Trump
ont beau jeu de critiquer toute mesure
anti-Covid comme une attaque du gou-
vernement contre les “libertés”, il ne sera
pas aisé de sortir de la pandémie en toute
sérénité. Autoriser des manifestations
non violentes, si gênantes soient-elles, est
une mesure importante pour maintenir la
cohésion sociale dans une société où les
divergences d’opinions sont exacerbées.—
Publié le 10 février
Déblocage
en vue
●●● “Le gouvernement Trudeau
utilise les grands moyens pour
régler la crise qui perdure depuis
plus de deux semaines au centre-
ville d’Ottawa, et qui s’est étendue
à des points de passage frontaliers
du pays”, constate Le Devoir. Et
de fait, le Premier ministre canadien
a invoqué le 14 février une loi
d’exception, plongeant “tout le pays
dans l’état d’urgence”. Adoptée
en 1988, la loi sur les mesures
d’urgence n’avait jamais été utilisée
jusqu’alors, précise La Presse.
“Concrètement, explique
ce quotidien francophone,
elle conférera aux policiers des
pouvoirs additionnels pour donner
des amendes ou emprisonner
des gens bloquant des sites jugés
stratégiques.” Elle “permet
également d’utiliser l’armée”,
renchérit The National Post.
Avant même le recours à cette loi
d’exception, les forces de l’ordre
étaient intervenues pour débloquer
le pont Ambassador, par lequel
transite un quart des marchandises
exportées des États-Unis vers le
Canada, annonçait The Globe and
Mail. Le pont a rouvert le 13 février.
Mais, notait le journal de Toronto,
“les manifestations et blocages
routiers continuaient à d’autres
endroits du pays, dont des points
de passage frontaliers en Alberta
et dans le Manitoba”.
↙ Justin Trudeau. Dessin de Bénédicte
paru dans 24 Heures, Lausanne.
ÉDITO
Contexte