J'irai manger des khorovadz
comprendre cette attitude. Mon hôte vit confortablement de sa retraite de
marin et a choisi de finir ses jours là où sont plantées ses racines. Il
explique son envie dâaccueillir par ces quelques mots : « Je veux rendre
tout ce que lâon mâa donné dans mes périodes difficiles. » Il se souvient
particulièrement de ce temps à Rouen où il a été hébergé par lâArmée du
Salut. Un souvenir ancien pourtant fort dans sa mémoire. En plus de
répondre à la gratitude dont il a été le bénéficiaire il cherche peut-être
également à répondre au devoir dâhospitalité du musulman.
Sa motivation est simple : « Je souhaite que tous les peuples du monde
puissent vivre en paix. » Son immersion dans des cultures variées lui a
fait comprendre que « malgré nos différences nous pouvons nous
entendre et nous apprécier au-delà de nos religions et nos opinions
politiques. »
Sa lucidité atteint ses limites lorsque nous évoquons ma destination
finale : lâArménie. Sans avoir un avis complètement tranché il est plutôt
de ceux qui pensent que les Turcs nâont pas tué les Arméniens et donc
que le Génocide^78 nâa pas eu lieu. Je décide de ne pas entrer dans cette
polémique. Un personnage ce Balto! Malgré ses principes et même sâil
écoute la prière à la radio tous les matins il ne se prive pas dâaller boire
une bière de temps en temps en se rendant en Géorgie toute proche. Sa
femme qui nous entend dâune oreille distraite nâintervient jamais dans la
conversation. Il faut dire quâelle ne comprend pas vraiment lâanglais.
Une fois couché je repense à tous nos échanges. Quelque chose dans
cette discussion mâa mis mal à lâaise. Un homme tel que lui avec sa
culture son expérience et son intelligence doute ostensiblement de faits
historiques. Les arguments quâon lui a servis doivent vraiment lui
sembler éprouvés pour lui donner une telle perception. Peut-être que la
condamnation prévue par le Code pénal^79 turc pour ceux qui remettent en
question lâabsence de génocide y est pour quelque chose. Il faut dire que
pour le Turc moyen « les questions soulevées par cette réévaluation de
(^78) Voir chapitre 14 et épilogue.
(^79) Le nouveau Code pénal turc dans son article 305 punit de trois ans à dix ans de prison
et d'une amende tous « actes contraires à lâintérêt fondamental de la nation ».