J'irai manger des khorovadz
ressenti le peuple arménien. Cet exil me renvoie à mon propre exil.
Jâavais 7 ans et demi. Tout exil non choisi est traumatisant quâil soit
vécu par un adulte ou par un enfant.
Trois jours. Trois jours que nous patientons dans cet aéroport. Trois
jours dâincertitude dâespoir et de désespoir de tristesse et de fragilité Ã
La Senia bourgade proche dâOran. Nous laissions derrière nous toute
une vie toute une histoire et des souvenirs irremplaçables. Avec ma
mère mes deux petits frères de 6 ans et 4 ans et notre nounou de
lâépoque (Marlyse originaire de Guebwiller^102 ) nous attendions une
place hypothétique dans un avion qui nous ferait nous envoler vers
Marseille pour échapper à la violence au rejet aux incompréhensions et
à un avenir tout à coup incertain comme si notre vie sâévanouissait.
En raison de lâinsécurité qui sâétait installée la plupart des Pieds-
Noirs voulaient fuir ce pays mais à contrecÅur. Les rotations dâavions et
de bateaux se multipliaient. Selon lâexpression consacrée qui se
propageait de bouche à oreille câétait « la valise ou le cercueil ». Nous
étions là dormant à même le sol dans un hangar ouvert de plusieurs
côtés. Des centaines de femmes dâhommes et dâenfants sâentrecroisaient
et sâentassaient hébétés dans une effervescence surréaliste.
Trois jours dâune attente à nâen plus finir à fuir notre ancien paradis.
Derrière le hangar il y avait ce grillage qui représentait notre unique
lien avec lâextérieur. Lâespoir dâavoir des nouvelles lâespoir dâéchanges
et de dialogues. Au moins une fois par jour nous nous y rendions pour
essayer de retrouver mon père qui restait sur place pour sâoccuper de ses
parents et préparer leur départ. De lâautre côté des mailles de la clôture
je vois encore son visage près de ceux de mes grands-parents. Il venait
nous apporter à manger. à travers cette frontière qui nous séparait
maintenant nous guettions notre manne quotidienne pour continuer Ã
vivre coûte que coûte.
Et puis la délivrance est arrivée dâun coup.
Vendredi 22 juin 1962.
102 V o ir p. 4 2 lâé ta p e v e rs M u l ho u s e.