J'irai manger des khorovadz

La vie d'avant

propose de venir prendre une boisson. À contrecœur je suis obligé de
décliner son invitation car mon temps est compté. Il regarde ou plutôt
inspecte mon vélo et le trouve en petite forme un peu sec. Sans me
demander mon avis il part aussitôt vers son atelier et revient avec une
bombe de graisse à la main. Minutieusement il bichonne la chaîne et le
dérailleur qui lui en sont reconnaissants. Quelle attention! Cet
événement balaye mes préjugés ici dans mon pays. Un de ses collègues
le rejoint. Il m’explique avec enthousiasme et passion qu’il a déjà
sillonné il y a trop longtemps l’Amérique du Sud à vélo. Il rêve tous les
jours de prendre le large et projette une expédition en Nouvelle-Zélande
dans deux ans. Ma présence attise dans ses yeux l’étincelle de ses
souvenirs et s’il le pouvait il partirait tout de suite sur deux roues. Il me
rappelle Gérard^122 à Radolfzell-am-Bodensee.

Le voyage ouvre notre esprit et notre âme à l’impossible à
l’impensable. Il transforme nos préjugés arrogants en révélations
déstabilisantes.
Ce voyage a libéré mes ressources insoupçonnées a ouvert les yeux de
mon cœur m’a jeté hors de ma zone de confort. Il m’a aidé à sauter de
ma barque à plonger dans l’eau froide et à m’y plaire. J’avais envie de
me rendre en Arménie mais je suis allé bien au-delà! C’était un prétexte
inconscient. Sans le savoir partir manger des khorovadz m’a libéré de ce
qui me retenait me restreignait et m’a ouvert plus encore l’appétit sur le
monde. J’étais quelqu’un d’ordinaire – et je le suis toujours – mais le
voyage m’a concédé avec prodigalité des moments hors du temps et des
rencontres extraordinaires. Il m’a emmené au-delà des limites de mes
relations horizontales et verticales en gardant intact ce qui reste de la
part d’enfant en moi. Je n’ai pas réalisé un exploit si grand que cela
contrairement à ce que l’on me dit. J’ai pédalé quelques semaines en
traversant différents pays tout simplement. Tout s’est déroulé plus
facilement et plus naturellement que je ne l’avais imaginé. Les légères
craintes de la genèse ont laissé place à une volonté intrépide et

(^122) Voir en Allemagne p.42