Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019 management| 19

CARNET  DE  BUREAU 
CHRONIQUE  PAR  ANNE  RODIER

QUEL AVENIR POUR LE TRAVAIL?


LE LIVRE


E


n 1919, l’Organisation in­
ternationale du travail
(OIT), créée par le traité de
Versailles, inscrivait dans
sa Constitution la nécessité d’un
« régime de travail réellement hu­
main ». Un siècle après, cette mis­
sion est toujours d’actualité : la
« déclaration du centenaire »,
adoptée lors de la Conférence in­
ternationale du travail de
juin 2019, recommande une ap­
proche des questions du travail
« centrée sur l’humain ».
Le Travail au XXIe siècle (Editions
de l’Atelier) est un ouvrage collectif
qui fait ressortir l’héritage le plus
précieux légué par cette histoire :
« L’idée qu’il n’existe pas de paix du­
rable sans justice sociale, que cette
justice sociale ne peut être poursui­
vie avec succès au niveau d’un seul
pays, qu’elle requiert une coopéra­
tion entre les nations. Les normes
internationales du travail restent
aujourd’hui le principal instru­
ment à disposition de l’OIT pour
promouvoir des conditions de tra­
vail décentes pour tous », résume le
directeur du bureau de l’Organisa­
tion internationale du travail pour
la France, Cyril Cosme.
Sous la direction du spécialiste
du droit du travail et professeur
émérite au Collège de France Alain
Supiot, l’ouvrage est le fruit d’une
discussion entre vingt et un
auteurs venus d’horizons discipli­
naires divers, réunis lors d’un col­
loque international organisé au

Collège de France en février 2019,
quelques mois avant le discours de
clôture d’Alain Supiot.
Ce n’est pas la première fois que
le travail se transforme sous l’effet
des changements techniques af­
fectant les modes de production.
Cependant, la vitesse avec laquelle
les technologies numériques bou­
leversent aussi bien l’organisation
de la production des biens et des
services que le rapport entre pro­
ducteurs et consommateurs est
singulière. Deux auteurs se pen­
chent ainsi sur l’intelligence artifi­
cielle, qui renouvelle le rapport en­
tre l’homme et la machine : l’Ita­
lien Giuseppe Longo rappelle les
propriétés si caractéristiques du
travail humain, et Stéphane Mallat
souligne les ressorts différents de
l’intelligence artificielle et de l’in­
telligence humaine.

Préoccupations écologiques
Le livre souligne un autre enjeu es­
sentiel des années à venir : l’articu­
lation entre l’écologie et le social.
Les fondateurs de l’OIT étaient
éloignés des préoccupations liées
à l’environnement, aux risques de
surexploitation des ressources na­
turelles et au dérèglement climati­
que. « L’époque était au producti­
visme, à partir d’une organisation
scientifique du travail industriel qui
allait connaître son apogée dans
les années suivant la création de
l’OIT », rappelle Cyril Cosme.
Aujourd’hui, ces préoccupations
se sont imposées dans la détermi­
nation des priorités du monde du

travail : si nous sommes amenés à
produire et consommer différem­
ment, ce ne sera pas sans consé­
quences sur le travail lui­même.
Eloi Laurent souligne le caractère
non soutenable du rythme d’ex­
ploitation des matériaux et l’illu­
sion d’une économie numérique
dématérialisée
Enfin, avec des multinationales
qui occupent une place nouvelle,
les mécanismes classiques du
droit international public sont mis
à l’épreuve. Les écrits de Gabrielle
Marceau, Jean­Marc Sorel et Da­
niel Damasio Borges s’inscrivent
dans la recherche d’une meilleure
prise en compte des normes inter­
nationales de travail et d’une plus
grande cohérence du système
multilatéral, entre OMC, institu­
tions financières et OIT. La plus
vieille des organisations interna­
tionales doit s’interroger sur le
système multilatéral lui­même.
margherita nasi

LE  TRAVAIL  AU  XXIE SIÈCLE
sous la direction d’Alain Supiot
Ed. de l’Atelier, 384 pages,
24,90 euros

Pôle emploi va affecter mille conseillers


supplémentaires au service des recruteurs


L’opérateur public proposera des aides « personnalisées » aux employeurs


L


es entreprises, notam­
ment les TPE/PME, ont
de plus en plus de mal à
recruter. Selon l’enquête
sur les besoins en main­d’œuvre
(BMO) 2019 de Pôle emploi, un
projet d’embauche sur deux est
jugé difficile. Afin de mieux ré­
pondre à cette problématique,
Pôle emploi va augmenter ses ef­
fectifs de conseillers chargés des
entreprises, portant leur nombre
de 4 300 à 5 300. Cette mission
sera confiée à des agents volon­
taires. Ils seront remplacés à leur
poste habituel par des CDD d’une
durée de trois ans.
La CFDT ne boude pas son plai­
sir : « La suppression à Pôle emploi
de 1 000 postes par an jus­
qu’en 2022 avait été annoncée.
Donc ces embauches – même si el­
les sont précaires – sont une
bonne nouvelle », explique Pascal
Nezan, secrétaire national CFDT
chargé du secteur emploi à la fé­
dération protection sociale tra­
vail emploi (PSTE).
Le rôle de ces conseillers consis­
tera à recontacter toutes les en­
treprises dont le recrutement
(hors offre d’emploi cadre) n’a

pas abouti en trente jours. L’opé­
rateur leur proposera alors un
service « personnalisé » : travail
sur l’offre, analyse de poste, pré­
sélection de candidats, action
d’adaptation au poste... avec le
souci de coller aux différentes
réalités des territoires.
« C’est une très bonne idée, ap­
précie ainsi Brigitte Schifano,
DRH d’Aramisauto, distributeur
de véhicules qui emploie 550 sa­
lariés. Le conseil personnalisé est
quelque chose de précieux. Seuls
8 % de nos recrutements se font,
aujourd’hui, par l’intermédiaire
de Pôle emploi. J’adorerais passer
à 50 % mais nous n’avons actuelle­
ment aucune interaction avec
eux. Or, Pôle emploi devrait avoir
une vraie compréhension des be­
soins de l’entreprise, de sa culture,
de son fonctionnement... Aucune
société ne confierait ses recrute­
ments à un cabinet qui ne ferait
pas preuve d’écoute et d’empathie.
La relation doit être de qualité. »

Des candidats en situation
Pascal Brethomé, vice­président
métiers au Conseil national des
professions de l’automobile
(CNPA), se montre plus circons­
pect. « Si ces nouveaux conseillers
sont là pour nous aider à remplir
les demandes sur le site Internet,
ce n’est pas la peine! Plus per­
sonne dans la profession n’a con­
fiance en Pôle emploi. Et la situa­
tion ne fait qu’empirer. » Il est vrai
que le secteur souffre tout parti­
culièrement : avec 71 % des em­
bauches jugées problématiques,
l’activité commerce et réparation
automobile monte sur la pre­
mière marche du podium des
secteurs en difficulté.
Autre spécificité : plus de 41 %
des salariés travaillent dans une
entreprise de moins de onze sala­
riés, d’après les données sociales
de la branche des services de
l’automobile édition 2018. Des
TPE souvent mal équipées en

processus et outils RH. Le secteur
de la métallurgie est aussi très af­
fecté par les pénuries de person­
nel ; 68 % des embauches y sont
jugées difficiles. « Chaque année
jusqu’en 2025, les entreprises de la
métallurgie vont devoir recruter
110 000 personnes. Si l’on consi­
dère l’industrie dans sa globalité,
ce chiffre s’élève à 250 000 nouvel­
les recrues annuelles », explique
Hubert Mongon, délégué général
de l’Union des industries et mé­
tiers de la métallurgie (UIMM) La
fabrique de l’avenir.
La fédération patronale travaille
depuis longtemps main dans la
main avec Pôle emploi et son dé­
légué général tient à souligner « la
qualité du travail effectué ». Der­
nier exemple en date : en septem­
bre 2018, un accord a été signé
avec pour objectif de valoriser les
métiers et le secteur ainsi que de
promouvoir une approche par les
compétences avec la méthode du
recrutement par simulation
(MRS). Cette dernière fait fi du tra­
ditionnel CV et met les candidats
en situation pour déceler leurs ca­
pacités ou « habiletés » à exercer
un nouveau métier.
Une façon de découvrir des ta­
lents cachés venant d’horizons
professionnels différents. Les ap­
titudes prennent le pas sur le di­
plôme et l’expérience profession­
nelle. « Une méthode bien connue
des grandes entreprises et des ETI,
mais encore souvent ignorée par
les TPE/PME, souligne Hubert
Mongon. Dommage car ça mar­

che! » Autre opération de parte­
nariat UIMM/Pôle emploi quali­
fiée de « réussite » : MetalJob en
Bretagne et en Bourgogne. Des
actions de formation de deman­
deurs d’emploi aux métiers en
tension (usinage, maintenance,
métallerie, électronique, pein­
ture industrielle, chaudronnerie,
soudure...) d’une durée allant de
400 à près de 1 000 heures ont
été mises en place.
Le numérique n’est pas épargné
par les difficultés de recrutement.
Kilian Bazin, cofondateur de Tou­
can Toco (traitement des don­
nées) a vu sa société passer, en
cinq ans, de quatre à quatre­
vingts collaborateurs, vingt
autres devraient être recrutés
d’ici à la fin de l’année. « Les PME
comme la nôtre sont inconnues du
grand public, explique­t­il. Pour
recruter, elles doivent faire leur
marketing. L’initiative de Pôle em­
ploi est bonne car les entreprises
sont demandeuses de conseils. »
Pascal Grémiaux, président et
fondateur d’Eurécia, éditeur de
logiciels RH, qui compte soixan­
te­quinze salariés, salue, lui
aussi, l’initiative « qui va dans le
sens des attentes des entrepri­
ses ». A quelques conditions ce­
pendant : « Le marché de l’emploi
étant un marché de proximité,
l’approche doit impérativement
être locale. Le dispositif doit être
bien ciblé sur les TPE/PME qui,
contrairement aux grandes entre­
prises, ne sont pas ou peu équi­
pées pour recruter. Enfin, Pôle em­
ploi doit travailler en synergie
avec tout l’écosystème. »
Les entreprises attendent de
l’opérateur public une meilleure
réactivité et surtout une plus
grande proximité. Brigitte Schi­
fano plaide pour un conseil
100 % personnalisé. Pas sûr ce­
pendant que le millier de con­
seillers entreprise supplémen­
taires y suffisent.
myriam dubertrand

LES  CHIFFRES



conseillers sont dévolus à l’ac-
compagnement des entreprises
sur les 54 000 agents de Pôle em-
ploi. Ils seront 5 300 à partir de
janvier 2020 ; 403 000 entreprises
utilisent leurs services.

74,5  %
c’est le taux de satisfaction des
entreprises sur la qualité du ser-
vice rendu par Pôle emploi sur le
volet recrutement, selon Pôle
emploi.

AVIS  D’EXPERT |  GOUVERNANCE


Le but de l’entreprise n’est pas de faire des profits


L


e lieu commun selon lequel « le but de
l’entreprise est de faire des profits » pos­
sède une force quasi mystique. Certes,
dans un système capitaliste, l’entreprise doit
réaliser des profits pour subsister. C’est une né­
cessité qu’on peut discuter et critiquer, mais il
est clair que, dès lors qu’une unité de produc­
tion est autonome et qu’elle ne peut compter
que sur sa propre activité pour se pérenniser,
elle doit dégager des résultats suffisants pour
investir et rémunérer les détenteurs de capital
qui sont une de ses nombreuses parties pre­
nantes. Si tel n’était pas le cas, il faudrait trouver
d’autres modalités pour assurer ces opérations.
Le profit est donc nécessaire. Mais on ne peut
en déduire que le but de l’entreprise est de faire
des profits. Contrairement à une idée souvent
avancée, on ne trouve pas de textes juridiques
soutenant une telle affirmation pour la raison
décisive que l’entreprise n’a pas d’existence ju­
ridique. Seule la société en a une et, même alors,
le droit exige qu’elle déclare, dès sa constitu­
tion, sa raison sociale, c’est­à­dire la raison
d’exister qui la rend acceptable pour la société.
On ne connaît aucune entreprise qui se donne­
rait pour raison sociale de faire des profits...

Des dimensions économiques et sociétales
Le but d’une entreprise est de réaliser un projet
productif, avec ses dimensions économiques et
sociétales, qui soit durable dans un environne­
ment concurrentiel ; le profit est un des moyens
de rendre pérenne un tel projet. L’opposition
tranchée entre les entreprises orientées par les
profits, et celles, plus vertueuses, dotées d’une
mission sociale est donc caricaturale. On peut
même soupçonner qu’elle alimente des postu­
res et des débats qui n’existeraient pas sans ce
préalable. C’est de bonne guerre, mais ce n’est
pas de bonne science.
Car on occulte le vrai sujet. Qu’elle soit dotée
ou non de mission sociale spécifique, il existera

toujours une tension entre le projet productif de
l’entreprise et le niveau de profit nécessaire à sa
reproduction, qu’on peut appeler le « juste pro­
fit ». Or, il existe un point de dérapage au­delà du­
quel la réalisation d’un niveau de résultat final
déterminé l’emporte sur le projet productif. C’est
le point de financiarisation : le juste profit fait
place au plus grand profit comme moyen d’éva­
luer le projet productif à toutes ses étapes.
Un tel basculement se produit lors d’un chan­
gement de gouvernance donnant un poids im­
portant à un actionnaire qui n’a pas d’intérêt
pour le projet de l’entreprise. Par paresse, il ré­
duit celui­ci au retour financier qu’il lui procure.
C’est la financiarisation
par l’externe. Mais l’éva­
luation du projet pro­
ductif doit aussi être tra­
duite en objectifs et en
résultats. Dans toute en­
treprise, il se met en
place ainsi une infras­
tructure comptable et fi­
nancière qui a sa propre
logique et ses techni­
ques. Elle peut finir par
imposer ses règles à la production : c’est la fi­
nanciarisation par l’interne.
Elle est plus puissante que la première car, si la
financiarisation par l’externe se briserait de­
vant la résistance des dirigeants et des salariés
de l’entreprise dont elle dépend pour obtenir
des profits, la financiarisation par l’interne con­
trôle le corps social et, quand elle s’étend aux di­
rigeants, elle organise le changement de gou­
vernance qui assoit son pouvoir. Les deux sour­
ces de financiarisation se conjuguent et c’est
alors qu’on peut entendre l’affirmation insen­
sée selon laquelle le but de l’entreprise est de
faire des profits.

Pierre­Yves Gomez est professeur à l’EM Lyon

UN PROJET 


PRODUCTIF 


DOIT ÊTRE 


TRADUIT 


EN  OBJECTIFS


ET EN RÉSULTATS


A


quelques jours de la Semaine européenne pour
l’emploi des personnes handicapées, qui s’ouvrira
le 18 novembre, le taux de chômage 2019 des per­
sonnes en situation de handicap est en très légère
baisse annuelle de 1 point, à 18 %! Une pincée de contrats
courts (grâce aux « CDD tremplin » de la loi « pour la liberté
de choisir son avenir professionnel »), une autre d’apprentis­
sage, une dernière pincée de créations d’entreprises et... quel­
que 5 900 personnes ont retrouvé le chemin de l’entreprise.
De façon précaire? Probablement. Le CDD tremplin, mis en
place pour faciliter le retour à l’emploi dans le milieu ordi­
naire, a fait des heureux : « Ça nous permet de prendre des ris­
ques, en embauchant des candidats inexpérimentés, ou peu
formés », explique Claire Sala­Angeli, la res­
ponsable du recrutement de l’agence de
communication Les Papillons de jour, qui
en a signé cinq cette année. Les contrats
courts sont en hausse. Mais les contrats du­
rables sont en baisse, et le chômage de lon­
gue durée continue de progresser.
La donne a changé. Le mot d’ordre est
double : retour à l’emploi et intégration
dans le « milieu ordinaire ». « Avant on nous
demandait de créer de l’emploi durable, dé­
sormais la demande est de réduire le chômage en concrétisant
40 000 mises en emploi d’ici à 2022, en échange de la pérennité
de notre modèle d’entreprises adaptées », explique Sylvain
Couthier, président du groupe ATF. Les entreprises adaptées
sont subventionnées pour embaucher majoritairement des
personnes handicapées et les former pour les ramener vers
les entreprises « ordinaires ». « Le vrai changement est que,
dans la formation à mettre en place, on précise la fiche de
poste tâche par tâche pour s’adapter à la personne. »
Car, après avoir mis le pied dans la porte de l’entreprise, la
clé du maintien en emploi, c’est l’adaptation au poste. Le rôle
de l’accompagnement au sein de l’entreprise est donc essen­
tiel. C’est grâce à un dispositif expérimental d’« emploi ac­
compagné » lancé dans le cadre de la loi travail de 2016, que
Victoria Lahouel, hypersomniaque, a trouvé une place stable.
Après des tests neuropsychologiques et accompagnée dans
l’entreprise par un référent handicap, elle est enfin en CDI en
horaires aménagés à vingt­cinq heures par semaine. « Avant,
je me débrouillais toute seule, mais l’hypersomnie, c’était com­
pliqué à expliquer aux employeurs. Ils ne me gardaient pas.
Pourtant je peux travailler normalement », souligne­t­elle.
En 2019, le dispositif « emploi accompagné » n’a profité
qu’à quelque 2 000 élus sur quelque 507 600 demandeurs
d’emploi. « L’obstacle numéro un est la méconnaissance du
handicap par le manageur et par l’environnement de travail.
Au moment de la période d’essai, dans le collectif, il y en a tou­
jours un qui pose la question “on va le/la garder ?”, qui fait pas­
ser le handicap devant la compétence », regrette Dominique
Ledouce, directeur des actions associatives de l’Adapt.

LE RÔLE DE 


L’ACCOMPAGNEMENT 


AU SEIN 


DE L’ENTREPRISE 


EST ESSENTIEL


Le nombre
des conseillers
chargés des
entreprises sera
porté de 4 300
à 5 300 agents

Emploi handicapé :


la donne a changé

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