22 |
CULTURE
JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
0123
Boltanski invite à entrer dans son œuvre
Beaubourg consacre une exposition à l’artiste, dont les créations sont dominées par la souffrance et le deuil
ART
O
n entre, et c’est à peine
si on reconnaît les
lieux, bien qu’on y ait
vu des dizaines d’ex
positions. De l’espace qui lui a été
dévolu au dernier étage de Beau
bourg, Christian Boltanski a fait
un Boltanski. Les murs sont gris
sombre. Des ampoules nues sont
au bout de leurs fils. La lumière
est souvent de faible intensité et
toujours exactement dirigée.
L’axe principal est un large cou
loir qui va jusqu’aux baies ouver
tes sur le nord de Paris. « J’ai beau
coup travaillé l’architecture avec
Jasmin [la scénographe Jasmin
Oezcebi] pour construire l’espace,
dit Boltanski. L’important est que
l’on ne soit pas devant, mais de
dans. On est à l’intérieur d’un truc
dans lequel on erre. »
Pour y entrer, il faut donc fran
chir un rideau sur lequel sont pro
jetés des portraits de Boltanski à
différents âges ; après être allé de
gauche et de droite dans des salles
symétriques, passer entre des voi
les flottants où d’autres visages
sont imprimés en gris léger ; re
tourner sur ses pas, attiré par des
sons étranges, qui se révèlent
ceux de trompes destinées à appe
ler les baleines ; et avancer ensuite
vers la musique de dizaines de clo
chettes agitées par le vent dans le
désert chilien ou les neiges cana
diennes, jusqu’à une porte sur
montée d’un néon rouge, « Arri
vée ». Celle de l’entrée est surmon
tée d’un néon bleu, « Départ ».
Comme une course ou comme
une vie. « La vie, c’est le petit tiret
entre deux dates », dit Boltanski.
Son exposition, intitulée « Faire
son temps », c’est le contraire :
rien d’une rétrospective rangée
selon la chronologie, des débuts
aux travaux récents. « Tout l’en
semble est une œuvre, une seule
œuvre », en dit son auteur. Ou,
dans le registre d’autodérision tri
viale qu’il pratique volontiers :
« C’est comme quand on rentre
chez soi le soir et qu’il n’y a rien à
manger, juste un œuf, des pommes
de terre et des carottes. On fait re
venir... Ici, je fais revenir pour obte
nir un nouveau plat, une nouvelle
œuvre qui est ce chemin, du départ
à l’arrivée. Sans souci de dates : il y
a des travaux plus anciens qui se
trouvent après de plus récents. »
« Le monde est atroce »
C’est vrai, à l’exception du tout
début, « une salle vaguement des
débuts », avec la vidéo doulou
reuse de L’Homme qui tousse, de
1969, et une peinture encore plus
ancienne, de 1967, rescapée de la
destruction de sa première créa
tion, des peintures sur panneaux
de bois cassées et jetées aux ordu
res. Comme on regrette leur des
truction, Boltanski tempère : « Il
doit bien en rester quelquesunes.
j’en ai donné à l’époque à mes peti
tes amies. »
Ce préambule rappelle les deux
premières décennies de sa vie,
qu’il résume abruptement.
« J’étais malade. Je suis sorti dans
la rue pour la première fois, j’avais
20 ans ou quelque chose comme
ça... Normalement, mes parents
auraient dû me faire voir par un
psychiatre, m’envoyer dans une
pension. Ils ont eu l’intelligence
d’accepter ce que j’étais : quel
qu’un qui passait ses journées à re
garder par la fenêtre et à faire ses
tableaux gribouillés. » Il modèle
aussi des copies d’objets du quoti
dien en Plastiline et fabrique les
« vitrines de référence », reliquai
res de photocopies, de petits bri
colages et débris variés. « C’était
très pathologique, mais les mettre
dans des vitrines, c’était les tenir à
distance. Je m’inspirais des vitri
nes du Musée de l’homme. Les
souvenirs d’un monde disparu,
d’un point de vue ethnologique :
apprendre ce qu’on a été, du point
de vue de quelqu’un d’autre. »
Autrement dit, en style railleur :
« J’étais l’ethnologue et le sauvage
dans la même personne. » Et, plus
gravement : « A travers l’art, on
parle de ses problèmes et, en en
parlant, on s’en débarrasse. On les
donne aux autres, en quelque
sorte. Ce n’est plus son malheur,
c’est le malheur. »
L’universalité de la souffrance
et du deuil est en effet le sujet do
minant, celui qui confère à l’en
semble sa cohérence et sa tona
lité, plutôt leçon de ténèbres se
lon Couperin qu’aimable chan
son à la mode. La comparaison
musicale vient d’autant plus à
l’esprit que Boltanski compose
par variations et longs échos. Il y
a des leitmotivs visuels, dont la
réapparition scande la marche :
les boîtes à biscuits métalliques
rouillées, les petites lampes éclai
rant d’en haut les images, les ca
dres et les tissus noirs. Il y a l’om
niprésence des visages et des
corps photographiés en noir et
blanc. Les visages : les enfants
d’un Club Mickey des années
1960, les défunts dont le décès a
été annoncé dans un journal
suisse, des portraits trouvés au
Musée juif de Vienne et ceux de
petites filles dans une école juive,
à Berlin, en 1938. Elles regardent
en riant un spectacle qu’on ne
voit pas. « Je les ai mises sur voile,
un voile égratigné, comme s’il y
avait une bête qui les rongeait. »
Les corps : ceux de « la famille
Durand, une famille moyenne »
dont il emploie l’album de souve
nirs en 1972, œuvre aussitôt
montrée à la « Documenta 5 » à
Kassel ; les clichés de cadavres et
d’assassins pris dans le journal
français Détective et dans l’espa
gnol El Caso, ceuxci effroyable
ment crus et placés sous des tis
sus noirs que le souffle d’un ven
tilateur soulève ; les scènes faus
sement banales de Menschlich
(« humain »), suite composée à
partir de 1 200 photos achetées
aux puces de Berlin. « On ne sait
pas qui est qui, qui a fait quoi : des
nazis, des gens ordinaires, des vic
times, des promenades, des fêtes...
Le bourreau et la victime ont le
même visage. » Continuant sur sa
lancée : « Je vais souvent en Alle
magne. J’y ai de nombreux amis.
Je leur demande : “Comment était
ton père? – Un type formidable.
- Il était au parti nazi? – Ah oui, il
était au parti nazi. – Donc c’était
un nazi et un père formidable... Il
embrassait ses enfants le matin et
en assassinait d’autres l’après
midi.” »
La pensée de la Shoah s’impose
comme une évidence. « C’est le
trauma initial, certainement.
Mais je n’ai pas employé d’images
des camps. » On lui répond en ci
tant Personne, son installation au
Grand Palais, les vêtements ran
gés sur le sol et le tas dans lequel
venait piocher une pince métalli
que géante. « Oui, ç’a été vu ainsi,
mais ce n’est pas ce à quoi je pen
sais. Le sujet, c’est la main de Dieu,
le hasard. Pourquoi celuici vitil?
Pourquoi l’autre atil été tué? Des
survivants des camps se sont suici
dés par la suite, obsédés par ces
questions. » Un tas de vêtements
noirs se dresse peu avant la fin du
parcours, mais il évoque d’autres
victimes d’un autre hasard mor
tel, les mineurs de charbon du
Nord. Tout autour se dressent des
mannequins de planches, revê
tus de manteaux sombres qui po
sent des questions cruelles de
leurs voix enregistrées : « Com
ment estu mort? », « Astu
vomi? », etc. Comme on lui fait re
marquer la violence directe de
l’œuvre, Boltanski se justifie d’un
« Le monde est atroce, les gens
sont atroces », auquel il n’y a rien
à répondre.
Entre tragique et comique
Puis il fait observer, comme pour
se faire pardonner cette noir
ceur, que les vidéos des trompes
à baleines dressées sur la côte de
Patagonie et celles du concert de
clochettes au vent – « Le vent,
c’est le hasard » – appellent à sor
tir, à aller vers la nature. Au fait,
Christian Boltanski, le 9 novembre, au Centre GeorgesPompidou ; à droite, son œuvre « Reliquaire ». JULIEN MIGNOT POUR « LE MONDE »
« A travers l’art,
on parle de ses
problèmes et,
en en parlant,
on s’en
débarrasse »
CHRISTIAN BOLTANSKI
pourquoi les baleines? « Les In
diens pensent qu’elles connais
sent le début des temps et comme,
toute ma vie, j’ai essayé de connaî
tre le début des choses, je
m’adresse à elles. Avec des acous
ticiens, j’ai conçu ces trompes
pour que, quand le vent y passe, il
chante comme elles... Naturelle
ment, elles s’en foutent. Elles sont
au large, très loin. » On dirait une
fable, entre tragique et comique.
« J’aime mieux “parabole”. De pe
tites paraboles. Des paraboles qui
ne sont pas habillées avec des
mots, mais avec des sons, des ima
ges, de la lumière... Elles posent
des questions, mais ne donnent
pas de réponses. J’ai horreur des
religions qui ont une réponse.
Seulement les religions qui n’ont
que des questions sont accepta
bles. » On lui dit qu’il y en a peu
dans ce cas.
« Le judaïsme, le bouddhisme, le
shintoïsme. Moi qui suis un in
croyant en tout, je pense que, une
exposition, ce doit être comme
une église en Italie ou en Espagne.
On entre, il y a un homme les bras
en croix, une odeur, de la musi
que, parfois. On s’assied sur une
chaise et, pendant un quart
d’heure, on reste là, à réfléchir. Et
puis on a faim, et on sort manger
au soleil. J’aimerais créer dans le
monde des lieux ainsi, où on
puisse rester un quart d’heure...
Des lieux pour interrompre le
te mps. »
philippe dagen
« Faire son temps »,
au Centre Pompidou, Paris 4e.
Jusqu’au 16 mars, du mercredi
au lundi, de 11 heures à 21 heures,
23 heures le jeudi.
Entrée : de 11 € à 14 €.
Centrepompidou.fr
Rien d’une
rétrospective
rangée selon la
chronologie,
des débuts aux
travaux récents