Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

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CULTURE


JEUDI 14 NOVEMBRE 2019

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Boltanski invite à entrer dans son œuvre


Beaubourg consacre une exposition à l’artiste, dont les créations sont dominées par la souffrance et le deuil


ART


O


n entre, et c’est à peine
si on reconnaît les
lieux, bien qu’on y ait
vu des dizaines d’ex­
positions. De l’espace qui lui a été
dévolu au dernier étage de Beau­
bourg, Christian Boltanski a fait
un Boltanski. Les murs sont gris
sombre. Des ampoules nues sont
au bout de leurs fils. La lumière
est souvent de faible intensité et
toujours exactement dirigée.
L’axe principal est un large cou­
loir qui va jusqu’aux baies ouver­
tes sur le nord de Paris. « J’ai beau­
coup travaillé l’architecture avec
Jasmin [la scénographe Jasmin
Oezcebi] pour construire l’espace,
dit Boltanski. L’important est que
l’on ne soit pas devant, mais de­
dans. On est à l’intérieur d’un truc
dans lequel on erre. »
Pour y entrer, il faut donc fran­
chir un rideau sur lequel sont pro­
jetés des portraits de Boltanski à
différents âges ; après être allé de
gauche et de droite dans des salles
symétriques, passer entre des voi­
les flottants où d’autres visages
sont imprimés en gris léger ; re­
tourner sur ses pas, attiré par des
sons étranges, qui se révèlent
ceux de trompes destinées à appe­
ler les baleines ; et avancer ensuite
vers la musique de dizaines de clo­
chettes agitées par le vent dans le
désert chilien ou les neiges cana­
diennes, jusqu’à une porte sur­
montée d’un néon rouge, « Arri­
vée ». Celle de l’entrée est surmon­
tée d’un néon bleu, « Départ ».
Comme une course ou comme
une vie. « La vie, c’est le petit tiret
entre deux dates », dit Boltanski.
Son exposition, intitulée « Faire
son temps », c’est le contraire :
rien d’une rétrospective rangée

selon la chronologie, des débuts
aux travaux récents. « Tout l’en­
semble est une œuvre, une seule
œuvre », en dit son auteur. Ou,
dans le registre d’autodérision tri­
viale qu’il pratique volontiers :
« C’est comme quand on rentre
chez soi le soir et qu’il n’y a rien à
manger, juste un œuf, des pommes
de terre et des carottes. On fait re­
venir... Ici, je fais revenir pour obte­
nir un nouveau plat, une nouvelle
œuvre qui est ce chemin, du départ
à l’arrivée. Sans souci de dates : il y
a des travaux plus anciens qui se
trouvent après de plus récents. »

« Le monde est atroce »
C’est vrai, à l’exception du tout
début, « une salle vaguement des
débuts », avec la vidéo doulou­
reuse de L’Homme qui tousse, de
1969, et une peinture encore plus
ancienne, de 1967, rescapée de la
destruction de sa première créa­
tion, des peintures sur panneaux
de bois cassées et jetées aux ordu­
res. Comme on regrette leur des­
truction, Boltanski tempère : « Il
doit bien en rester quelques­unes.
j’en ai donné à l’époque à mes peti­
tes amies. »
Ce préambule rappelle les deux
premières décennies de sa vie,
qu’il résume abruptement.
« J’étais malade. Je suis sorti dans
la rue pour la première fois, j’avais
20 ans ou quelque chose comme

ça... Normalement, mes parents
auraient dû me faire voir par un
psychiatre, m’envoyer dans une
pension. Ils ont eu l’intelligence
d’accepter ce que j’étais : quel­
qu’un qui passait ses journées à re­
garder par la fenêtre et à faire ses
tableaux gribouillés. » Il modèle
aussi des copies d’objets du quoti­
dien en Plastiline et fabrique les
« vitrines de référence », reliquai­
res de photocopies, de petits bri­
colages et débris variés. « C’était
très pathologique, mais les mettre
dans des vitrines, c’était les tenir à
distance. Je m’inspirais des vitri­
nes du Musée de l’homme. Les
souvenirs d’un monde disparu,
d’un point de vue ethnologique :
apprendre ce qu’on a été, du point
de vue de quelqu’un d’autre. »
Autrement dit, en style railleur :
« J’étais l’ethnologue et le sauvage
dans la même personne. » Et, plus
gravement : « A travers l’art, on
parle de ses problèmes et, en en
parlant, on s’en débarrasse. On les
donne aux autres, en quelque
sorte. Ce n’est plus son malheur,
c’est le malheur. »
L’universalité de la souffrance
et du deuil est en effet le sujet do­
minant, celui qui confère à l’en­
semble sa cohérence et sa tona­
lité, plutôt leçon de ténèbres se­
lon Couperin qu’aimable chan­
son à la mode. La comparaison
musicale vient d’autant plus à
l’esprit que Boltanski compose
par variations et longs échos. Il y
a des leitmotivs visuels, dont la
réapparition scande la marche :
les boîtes à biscuits métalliques
rouillées, les petites lampes éclai­
rant d’en haut les images, les ca­
dres et les tissus noirs. Il y a l’om­
niprésence des visages et des
corps photographiés en noir et
blanc. Les visages : les enfants

d’un Club Mickey des années
1960, les défunts dont le décès a
été annoncé dans un journal
suisse, des portraits trouvés au
Musée juif de Vienne et ceux de
petites filles dans une école juive,
à Berlin, en 1938. Elles regardent
en riant un spectacle qu’on ne
voit pas. « Je les ai mises sur voile,
un voile égratigné, comme s’il y
avait une bête qui les rongeait. »
Les corps : ceux de « la famille
Durand, une famille moyenne »
dont il emploie l’album de souve­
nirs en 1972, œuvre aussitôt
montrée à la « Documenta 5 » à
Kassel ; les clichés de cadavres et
d’assassins pris dans le journal
français Détective et dans l’espa­
gnol El Caso, ceux­ci effroyable­
ment crus et placés sous des tis­
sus noirs que le souffle d’un ven­
tilateur soulève ; les scènes faus­
sement banales de Menschlich
(« humain »), suite composée à
partir de 1 200 photos achetées
aux puces de Berlin. « On ne sait
pas qui est qui, qui a fait quoi : des
nazis, des gens ordinaires, des vic­
times, des promenades, des fêtes...
Le bourreau et la victime ont le
même visage. » Continuant sur sa
lancée : « Je vais souvent en Alle­
magne. J’y ai de nombreux amis.
Je leur demande : “Comment était
ton père? – Un type formidable.


  • Il était au parti nazi? – Ah oui, il
    était au parti nazi. – Donc c’était
    un nazi et un père formidable... Il
    embrassait ses enfants le matin et
    en assassinait d’autres l’après­
    midi.” »
    La pensée de la Shoah s’impose
    comme une évidence. « C’est le
    trauma initial, certainement.
    Mais je n’ai pas employé d’images
    des camps. » On lui répond en ci­
    tant Personne, son installation au
    Grand Palais, les vêtements ran­
    gés sur le sol et le tas dans lequel
    venait piocher une pince métalli­
    que géante. « Oui, ç’a été vu ainsi,
    mais ce n’est pas ce à quoi je pen­
    sais. Le sujet, c’est la main de Dieu,
    le hasard. Pourquoi celui­ci vit­il?
    Pourquoi l’autre a­t­il été tué? Des
    survivants des camps se sont suici­
    dés par la suite, obsédés par ces
    questions. » Un tas de vêtements
    noirs se dresse peu avant la fin du
    parcours, mais il évoque d’autres
    victimes d’un autre hasard mor­
    tel, les mineurs de charbon du
    Nord. Tout autour se dressent des
    mannequins de planches, revê­
    tus de manteaux sombres qui po­
    sent des questions cruelles de
    leurs voix enregistrées : « Com­
    ment es­tu mort? », « As­tu
    vomi? », etc. Comme on lui fait re­
    marquer la violence directe de
    l’œuvre, Boltanski se justifie d’un
    « Le monde est atroce, les gens
    sont atroces », auquel il n’y a rien
    à répondre.


Entre tragique et comique
Puis il fait observer, comme pour
se faire pardonner cette noir­
ceur, que les vidéos des trompes
à baleines dressées sur la côte de
Patagonie et celles du concert de
clochettes au vent – « Le vent,
c’est le hasard » – appellent à sor­
tir, à aller vers la nature. Au fait,

Christian Boltanski, le 9 novembre, au Centre Georges­Pompidou ; à droite, son œuvre « Reliquaire ». JULIEN MIGNOT POUR « LE MONDE »

« A travers l’art,
on parle de ses
problèmes et,
en en parlant,
on s’en
débarrasse »
CHRISTIAN BOLTANSKI

pourquoi les baleines? « Les In­
diens pensent qu’elles connais­
sent le début des temps et comme,
toute ma vie, j’ai essayé de connaî­
tre le début des choses, je
m’adresse à elles. Avec des acous­
ticiens, j’ai conçu ces trompes
pour que, quand le vent y passe, il
chante comme elles... Naturelle­
ment, elles s’en foutent. Elles sont
au large, très loin. » On dirait une
fable, entre tragique et comique.
« J’aime mieux “parabole”. De pe­
tites paraboles. Des paraboles qui
ne sont pas habillées avec des
mots, mais avec des sons, des ima­
ges, de la lumière... Elles posent
des questions, mais ne donnent
pas de réponses. J’ai horreur des
religions qui ont une réponse.
Seulement les religions qui n’ont
que des questions sont accepta­
bles. » On lui dit qu’il y en a peu
dans ce cas.
« Le judaïsme, le bouddhisme, le
shintoïsme. Moi qui suis un in­
croyant en tout, je pense que, une
exposition, ce doit être comme
une église en Italie ou en Espagne.
On entre, il y a un homme les bras
en croix, une odeur, de la musi­
que, parfois. On s’assied sur une
chaise et, pendant un quart
d’heure, on reste là, à réfléchir. Et
puis on a faim, et on sort manger
au soleil. J’aimerais créer dans le
monde des lieux ainsi, où on
puisse rester un quart d’heure...
Des lieux pour interrompre le
te mps. »
philippe dagen

« Faire son temps »,
au Centre Pompidou, Paris 4e.
Jusqu’au 16 mars, du mercredi
au lundi, de 11 heures à 21 heures,
23 heures le jeudi.
Entrée : de 11 € à 14 €.
Centrepompidou.fr

Rien d’une
rétrospective
rangée selon la
chronologie,
des débuts aux
travaux récents
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