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JEUDI 14 NOVEMBRE 2019
FRANCE
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U
n cycle s’achève, un
autre démarre. Quatre
ans après les attentats
du 13 novembre 2015,
qui ont causé la mort de 130 per
sonnes et fait plus de 350 blessés à
Paris et à SaintDenis, la menace
terroriste est en train d’entrer
dans une nouvelle phase, selon
divers indicateurs que Le Monde a
pu recouper auprès de plusieurs
sources sécuritaires. Cette ana
lyse, développée depuis plusieurs
mois, est très liée aux évolutions
dans la zone irakosyrienne. A
commencer par le retrait des
troupes américaines et la mort du
chef historique de l’organisation
Etat islamique (EI), Abou Bakr
AlBaghdadi, le 26 octobre.
Le retour d’une menace « im
portée » Alors que, en 2015, la
France avait brutalement réalisé
sa vulnérabilité face à une me
nace « projetée » de cellules orga
nisées à l’étranger dans les rangs
de l’EI, les années qui ont suivi,
c’est plutôt un terrorisme « endo
gène » – intérieure au territoire
français –, isolé, imprévisible, qui
était redouté. Aujourd’hui, la
donne est à nouveau en train de
changer.
En pratique, la vague de départs
de jeunes Français pour le djihad
s’est pratiquement tarie. Seul le
départ d’une jeune femme a été
constaté en 2019. A l’inverse, des
retours s’opèrent. Certains se font
sous le contrôle des autorités.
Douze Français ont ainsi été rapa
triés depuis le début de l’année
par l’intermédiaire des autorités
turques, sans compter les quatre
femmes et leurs enfants qu’An
kara a annoncé, le 11 novembre,
vouloir renvoyer à Paris.
D’autres retours plus discrets
sont à craindre. En 2015, les kami
kazes du commando du 13No
vembre étaient tous entrés en
Europe en suivant la route des
migrants transitant par la Tur
quie. Depuis, l’accord euroturc
de 2016 bloquait en grande partie
cet accès. Mais aujourd’hui, le
pouvoir turc est moins enclin à
jouer les gardesfrontières. Son
entrée en guerre frontale contre
les Kurdes en Syrie a, en outre, eu
l’effet d’un grand coup de pied
dans la fourmilière djihadiste. Or,
on estime entre 7 000 et 9 000 le
nombre de combattants étran
gers de l’EI en liberté depuis
l’effondrement du « califat ».
Parmi eux, de nombreux franco
phones tunisiens, marocains et
algériens pour qui la France
demeure l’objet de rancœurs et
une cible de bien plus haute
valeur que leur pays d’origine.
Signal d’alerte parmi d’autres :
en septembre, la direction géné
rale de la sécurité intérieure
(DGSI) a interpellé un Tunisien
qui avait eu d’importantes
responsabilités au sein de l’EI. En
France depuis août, il n’a pas pu
être associé à un projet d’attentat,
mais sa présence a inquiété le
contreterrorisme français.
Le sort des djihadistes français
en Syrie, une préoccupation
constante Depuis 2014 et l’explo
sion des départs vers la zone
irakosyrienne, le suivi à distance
des djihadistes français – environ
1 300 – est un travail à temps plein
pour les services de renseigne
ment. Une tâche encore plus
ardue depuis l’amorce de la chute
du « califat » à l’été 2017 et la
dissémination de ses excombat
tants. Le contreterrorisme es
time ainsi être capable de confir
mer le décès de seulement
325 d’entre eux. Pour les disparus,
le doute plane toujours.
Quelque 350 Français se trouve
raient, en outre, encore actifs à
Idlib, en Syrie. Il est aussi désor
mais admis qu’une poignée de
ressortissants hexagonaux se
trouvent entre les mains du
régime syrien : un cassetête en
devenir. Les identités des djiha
distes dans les prisons et camps
gérés par les Kurdes demeurent
les mieux documentées, même si
elles ne le sont pas toutes avec
certitude. D’après les chiffres offi
ciels, ce contingent serait d’envi
ron 200 hommes et femmes et
300 enfants. Ces derniers mois,
les Kurdes n’ont cessé de tirer la
sonnette d’alarme sur leurs diffi
cultés à assurer une sécurité opti
male pour leur surveillance.
Mais, à ce stade, les négociations
diplomatiques n’ont pas évolué.
La ligne française est toujours
d’assurer que la situation est
« sous contrôle ». Officiellement,
une seule fuite d’une dizaine de
femmes a été constatée ces der
niers mois.
Les prisons, cœur de la menace
« endogène » La menace « endo
gène » la plus préoccupante se
trouve aujourd’hui en prison, es
timent les experts. C’est pour cela
qu’a été créé, en mai, le service na
tional de renseignement péniten
tiaire (SNRP), dernierné des ser
vices français. Une création qui
s’est faite en parallèle de la mon
tée en puissance des capacités
d’encellulement individuel pour
les détenus mis en cause dans des
affaires de terrorisme islamiste
(dits TIS) ou de droit commun ju
gés radicalisés (dits DCSR).
Selon les derniers chiffres de la
direction de l’administration
pénitentiaire (DAP), que Le
Monde a pu se procurer, les
prisons françaises disposent
ainsi de 366 places allouées. Une
partie pourrait servir à accueillir
les djihadistes en Syrie s’ils devai
ent revenir en France. La DAP
continue de se dire « prête » en cas
d’un éventuel retour groupé.
Sur ces 366 places, 177 sont en
quartier d’isolement (QI). Elles
sont réparties sur les 79 établis
sements « sensibles » de France.
Là peuvent être orientés des indi
vidus « ancrés dans un processus
de radicalisation violente » et
présentant un risque de passage à
l’acte ; ainsi que des profils très
prosélytes « non accessibles à la
prise en charge ».
Cent quatre se situent dans les
six quartiers « d’évaluation de la
radicalisation » (QER). Là peuvent
être placés, pendant quatre mois,
des détenus ou prévenus dont il
faut analyser la dangerosité. Ils
sont ensuite réaffectés dans le
type de détention adapté à leur
profil. Les 85 autres places dispo
nibles – sur 366 – sont dans des
quartiers de « prévention de la ra
dicalisation » (QPR). Elles sont ré
servées à des détenus prosélytes
dont l’influence en détention
ordinaire apparaît dangereuse.
Là, ils sont suivis par des équipes
spécialisées pour déconstruire
leur discours doctrinal.
Actuellement, environ 70 déte
nus TIS sont à l’isolement, une
cinquantaine en QPR, et 70 autres
- dont des détenus de droit com
mun radicalisés – en QER. Il reste
donc environ 170 places spéciali
sées effectivement disponibles.
En pratique, tous les djihadistes
n’ont toutefois pas vocation à
aller dans des cellules « étan
ches ». Ces dernières années, 75 %
des TIS ont été réaffectés en
détention ordinaire à l’issue de
leur passage en QER, 15 % en QPR,
et 10 % à l’isolement. « L’isolement
peut être contreproductif pour
beaucoup », insisteton à la DAP.
Ces placements sont toutefois
toujours complétés par un suivi
du renseignement pénitentiaire
et une prise en charge. Par
ailleurs, beaucoup d’individus
radicalisés sont seulement suivis
en milieu ouvert, en contrôle
judiciaire, par exemple.
Des moyens administratifs
sans cesse adaptés F ace à cette
évolution de la menace, l’Etat n’a
cessé de revoir ses outils législa
tifs et administratifs. Emmanuel
Macron a lui aussi mis sa pierre à
l’édifice avec la transposition
controversée dans la loi sur la sé
curité intérieure de plusieurs
dispositions de l’état d’urgence
(loi SILT).
Ce texte a donné naissance à
plusieurs outils administratifs ap
préciés des services, dont les « vi
sites domiciliaires ». Soit des des
centes chez des personnes pré
sentant une suspicion de « me
nace grave ». De 8 en 2018, elles
sont passées à 140 depuis le début
de l’année. Quarante ont débou
ché sur une procédure judiciaire,
principalement pour apologie du
En pratique,
la vague
de départs
de jeunes
Français pour
le djihad s’est
pratiquement
tarie
terrorisme ou recel d’apologie, et
plus marginalement pour des
faits de droit commun.
Ces « VD », comme on les
appelle dans le jargon policier,
sont une façon de répondre à une
inquiétude moins délimitable
que les prisons, mais toujours
prégnante : le djihadisme « low
cost » d’individus isolés, radicali
sés sur Internet. Environ 9 000
personnes sont aujourd’hui
inscrites au fichier des signale
ments pour la prévention de la
radicalisation à caractère terro
riste (FSPRT), dont 3 100 – les plus
dangereuses – sont suivies par la
DGSI. Seuls quatre attentats ont
toutefois été déjoués en 2019,
contre une vingtaine en 2017.
Sur le plan organisationnel en
fin, le contreterrorisme français
continue sa centralisation. Son
pilotage assez éclaté en 2015 – qui
avait été considéré comme l’une
des causes ayant empêché les
services de prévenir les attentats
du 13Novembre – a été en partie
revu. Plusieurs dispositions ont
été prises depuis. Parmi les plus
récentes, la création, à la DGSI,
d’un « étatmajor permanent »
(EMAP). Alors que le croisement
d’un certain nombre de fichiers
est interdit par la Commission
nationale de l’informatique et
des libertés, là, l’ensemble des
services peuvent faire du criblage
côte à côte.
A également été validé, il y a
peu, le rattachement de l’unité de
coordination de la lutte antiterro
riste (UCLAT) à la DGSI. Cet orga
nisme, adossé jusqu’ici à la direc
tion générale de la police natio
nale, est chargé notamment de
toute la remontée d’information
des cellules préfectorales et du
suivi des sortants de prison. Se
lon nos informations, quelque
109 personnes étiquetées « terro
riste islamiste » ou fortement ra
dicalisées sont sorties de prison
en 2019 et ont fait l’objet d’un
suivi DGSI.
élise vincent
depuis le début de la vague d’attentats
djihadistes qui a ensanglanté la France
en 2015, de nombreux travaux universitai
res se sont multipliés pour analyser le phé
nomène. Alors que se profilent les commé
morations des attaques du 13 novem
bre 2015, les plus meurtrières jamais
commises sur le sol français, une étude s’est
penchée sur les quelque 88 projets d’atten
tats réussis ou déjoués entre 2015 et 2018.
A partir de leur analyse et de celle du pro
fil des 163 individus se réclamant du « dji
hadisme salafiste » les ayant fomentés, Xa
vier Crettiez et son étudiant Yvan Barros,
deux spécialistes des questions de radicali
sation, travaillant notamment pour la
chaire citoyenneté de Sciences Po, à Saint
GermainenLaye (Yvelines), mettent en
relief des aspects rarement soulignés.
Cette étude souligne ainsi que, sur les
treize attentats « ayant abouti » entre 2015
et 2018, « aucun n’impliquait des femmes ».
Ces dernières sont toutefois surreprésen
tées dans des « projets » impliquant
l’usage d’explosif (huit cas) ou d’armes
blanches (sept cas). Les femmes étaient
par ailleurs plus souvent des converties
(35 %) que les hommes (16 %). Autre parti
cularité, une seule femme avait des anté
cédents judiciaires.
Moyenne d’âge de 25 ans
En moyenne, les auteurs de tous ces pro
jets d’attentat étaient âgés de 25 ans. Les
mineurs représentaient 16 % d’entre eux.
Le plus jeune avait 13 ans lors de son inter
pellation, le plus âgé 65 ans. L’immense
majorité sont des Français. Sur les 163 cas
répertoriés, seuls 32 concernent des étran
gers et 9 des binationaux. MM. Crettiez et
Barros ont enfin pu constater une « plura
lité » des origines géographiques, « ce qui
interdit de penser un lien univoque entre
certains quartiers périurbains (...) et l’enga
gement djihadiste ».
L’étude de MM. Crettiez et Barros met en
lumière l’absence, souvent, d’antécédents
judiciaires des auteurs de projets d’atten
tats. Selon les chercheurs, sur 99 individus
sur lesquels ils ont pu obtenir des préci
sions, 57 n’avaient aucun antécédent. Un
constat qui « s’oppose à un discours policier
dominant (...) qui stipule une continuité en
tre carrières criminelles et carrières militan
tes, singulièrement en ce qui concerne les
dernières générations engagées dans l’Etat
islamique », soulignent les universitaires.
L’étude met enfin en exergue que seuls
trois auteurs d’attentat peuvent être consi
dérés comme des « loups solitaires ».
MM. Crettiez et Barros en tirent la conclu
sion que « la tendance » à vouloir différen
cier le djihadisme des violences politiques
pratiquées « de façon encadrée par des
groupes structurants », comme celles de
l’organisation séparatiste basque ETA ou
l’armée républicaine irlandaise, est erro
née. Si seuls 13 % des 102 profils documen
tés de l’étude appartenaient à une « fi
lière » djihadiste, à leurs yeux, « la violence
islamiste » s’inscrit « dans la lignée des vio
lences politiques traditionnelles, comman
dées et organisées (même à distance et vir
tuellement) ».
é. v.
Une étude pour cerner le profil des auteurs d’attentats
Terrorisme : une menace en recomposition
Les autorités françaises craignent le retour de djihadistes sur le territoire depuis l’effondrement du « califat »
L’instruction est terminée
Après quatre ans d’investigations monstres, le Parquet national
antiterroriste a annoncé, le 21 octobre, que les cinq magistrats
chargés de l’enquête sur les attentats du 13-Novembre avaient
clôturé cette procédure. Si on attend encore les réquisitions du
parquet, cette annonce ouvre désormais la voie à un procès qui
s’annonce hors norme. Il pourrait avoir lieu en 2021. Quatorze
personnes – dont onze actuellement en détention provisoire –
sont mises en examen dans ce dossier.
Militaires
de l’opéra
tion « Senti
nelle »,
à Lyon,
le 27 février.
NICOLAS LIPONNE/
NURPHOTO