Libération - 05.11.2019

(avery) #1

10 u Libération Mardi 5 Novembre 2019


d é p i t d ’u n
­rapport prémonitoire ­réalisé
en 2015, à la demande du gouverne-
ment, par l’inspecteur ­général de
l’équipement, Christian Nicol, qui
soulignait l’ampleur de l’habitat in-
digne à Marseille, qui concerne plus
de 40 000 logements.
La stratégie de la municipalité
­consistant à faire du logement pour
les classes moyennes s’est soldée par
un échec retentissant en matière
d’habitat et par un désastre humain
qu’incarne la tragédie de la rue
d’Aubagne. Les promoteurs ne sont
pas venus dans les quartiers aux lo-
gements indignes car la ren­tabilité
des investissements n’y était pas
évidente compte tenu de la com-
plexité des opérations à mener. La
municipalité a clairement refusé de
faire appel aux opérateurs de
­logement social pour y résorber
l’habitat insalubre. La preuve :
les 68 immeubles que la mairie a
préféré laisser pourrir ­debout plutôt
que de construire des logements so-
ciaux aux loyers ­financièrement ac-
cessibles aux ­habitants modestes du
centre-ville. «L’intervention publi-
que par le biais des bailleurs sociaux
aurait pu être un levier pour amor-
cer la rénovation de ces quartiers. Ce
type d’intervention a largement fait
ses preuves ailleurs et a été théorisé
par de nombreuses études», souligne
Emmanuel Patris.


Habitat pour tous
Dans les prochaines semaines, une
société publique locale d’aménage-
ment d’intérêt national (SPLA-IN),
dont les actionnaires seront l’Etat
et la métropole, va être créée. Elle
sera l’outil permettant aux pouvoirs
publics de mener la résorption de
l’habitat insalubre (repérage des
taudis, rachat d’immeubles par ex-
propriation ou à l’amiable, revente
des parcelles, restructuration des
îlots d’habitat). Un projet parte­-
narial d’aménagement (PPA) a été
­signé cet été entre la mairie, la mé-
tropole et l’Etat. Ce dernier appor-
tera 240 millions d’euros de finan-
cement sur dix ans.
Aujourd’hui, au bas mot, 255 im-
meubles indignes sont vides dans
les arrondissements du centre de
Marseille – les 187 évacués depuis
la catastrophe de la rue d’Aubagne
et les 68 révélés par la presse qui
avaient été vidés auparavant. La
SPLA-IN pourra s’en saisir très vite
pour commencer sa mission. On
verra alors si la ville change de
­braquet en menant une politique de
l’habitat pour tous consistant à
­loger dignement les Marseillais qui
vivent déjà dans ces quartiers. Ou si,
au contraire, elle persiste à vouloir
redessiner sociologiquement le
centre-ville.
Contacté par Libération, le cabinet
de Julien Denormandie a indiqué
que le ministre du Logement, qui
s’est rendu à huit reprises à Mar-
seille depuis un an, a insisté, lors de
ses rencontres avec les élus mar-
seillais, pour que «la rénovation du
centre-ville se fasse avec une straté-
gie qui aboutisse à la construction de
logements pour tous». A suivre,
étant entendu que les élections mu-
nicipales de mars pourraient redis-
tribuer les cartes.•


gens qui vont se présenter à des élections
alors qu’ils devraient se présenter devant un
juge, au moins comme témoins. Or, ils se pré-
sentent devant des électeurs, mais quelle in-
décence! Le soir du 5 novembre, alors qu’on
est en train de retrouver des corps sous les dé-
combres, Yves Moraine, adjoint au maire,
participait à une niaiserie, une soirée choco-
lat... Il ne faut pas oublier qu’il a été long-
temps le patron de la Soleam, l’organisme
municipal en charge de l’habitat. En 2011, il
annonce fièrement 235 millions d’euros pour
le centre-ville de Marseille. En 2018, deux im-
meubles tombent et il y a des morts. Deux so-
lutions: soit ces 235 millions ont été investis
et donc il y a une faute, soit ils n’ont pas été
investis et il y a une faute. Soit ils ont été dé-
tournés et la faute est encore plus grande. Se-
lon moi, ils n’ont tout simplement pas été dé-
bloqués.
K.B. : Globalement la mairie s’est mal com-
portée au-delà de la soirée chocolat d’Yves
Moraine. Il n’y a eu aucun discours d’émotion
ni d’empathie. Ça me choque terriblement et
ça a choqué de nombreux habitants de Mar-
seille...
P.P.: Au conseil municipal qui a suivi, Gaudin
lit un texte qu’on a écrit pour lui qui se ter-
mine par: «Ces morts vont me hanter toute
ma vie.» Lui qui est un si bon acteur, il n’arrive
même pas à le jouer.
K.B. : Je m’étais inscrite, avec d’autres, pour
assister dans le public à ce conseil municipal
du 20 décembre. A 8 h 30, on nous a informés
que la salle était pleine, et que nous ne pou-
rions pas rentrer. Valentine Oberti de l’émis-
sion Quotidien a fait ce reportage dans le pu-
blic, que je restitue dans le livre : «Vous êtes
venu en tant que citoyen? Non, pas du tout!
En tant que fonctionnaire! Non, je suis invité
par le cabinet du maire! Non, par ordre de la
préfecture !» Elle a mis au jour le fait que tous
ces gens avaient été convoqués pour occuper
la tribune et que nous, le public, les membres
des collectifs, nous restions dehors.
P.P. : Vous vous rappelez quand Martine Vas-
sal appelle à faire une minute d’applaudisse-
ments aux élus pour leur travail accompli
dans cette affaire, en janvier 2019, lors des
vœux de la mairie des 1er et 7e arrondisse-
ments? C’est incroyable! S’ils font vraiment
cette minute d’applaudissements en y
croyant, c’est dramatique. C’est important de
restituer toutes ces choses-là pour qu’on voit
à quel point, il y a du mépris de classe.
K.B. : C’est même un mépris démocratique.
Ce n’est pas seulement de l’indifférence vis-à-
vis des morts et des familles des victimes.
Nous, les gens qui nous organisions pour la
solidarité, on a été traités d’activistes par Mar-
tine Vassal ce jour-là. De toute façon, cet évé-
nement est politique. Et il n’y a pas plus poli-
tique que l’émotion et la mobilisation qui
surgissent derrière.
A votre avis, le drame du 5 novembre
peut-il avoir du poids dans les prochaines
municipales?

R


écit d’une rupture et la Chute du mons-
tre paraissent cette semaine. Deux li-
vres qui dressent un bilan, chacun à
leur manière, des effondrements de la rue
d’Aubagne. Le premier, signé de la documen-
tariste Karine Bonjour, rassemble sur 216 pa-
ges les traces que la tragédie a laissées dans
son sillage. Dans une mise en
scène graphique soignée et pré-
cise, elle rend hommage aux
huit victimes de Noailles et, à
hauteur de rue, donne la parole
à tous ceux que ce drame a bou-
leversés : témoignages bruts, af-
fiches, articles de presse, photos
ou manifestes forment ainsi un
récit construit pour mettre au
jour l’«empreinte d’une mémoire
partagée, empathique et créa-
tive, solidaire et engagée». Et
dressent le portrait d’une ville
en deuil mais porteuse d’un es-
poir indéniable. Plus sombre, la
Chute du monstre, Marseille an-
née zéro, suite de sa Fabrique (1),
de Philippe Pujol, journaliste et
prix Albert-Londres en 2014,
plonge dans les bas-fonds et se hisse dans les
hautes sphères de la ville, pour mettre en lu-
mière son côté obscur. Aux côtés des «mi-
nots», des chauffeurs de taxi et des dealers,
on y croise les politiques et autres notables à
la manœuvre pour la «planification du désas-
tre» incarné par la tragédie de la rue d’Auba-
gne. «Le mépris des élus de la majorité mar-
seillaise pour les journalistes n’a d’équivalent
que celui qu’ils portent aux gens des quartiers
populaires», assène d’emblée l’auteur, qui le
leur rend à coups de punchlines péremptoi-
res. Cette série de portraits et d’anecdotes, en-
levée et sans pitié, pourrait à bien des égards
prêter à sourire tant l’incompétence semble
le disputer à la bêtise ou à la cupidité, si la réa-
lité qu’ils recouvrent n’avait pas de consé-
quences aussi dramatiques pour une ville
toujours endeuillée, qui à l’image de son cen-
tre-ville, «se fissure». Entretien croisé.
Vos livres autour des effondrements des
immeubles à Marseille sont très diffé-
rents. Comment en avez-vous eu l’idée,
et l’un et l’autre?
K.B. : Moi, je fais des films documentaires
mais je ne me voyais pas au milieu de tout ça

«

avec une caméra. Tout ce qui surgissait spon-
tanément dans l’espace public après le 5 no-
vembre: des mots, des images... J’ai trouvé ça
admirable. Après Noël, les affiches sur les
murs ont commencé à se décoller. Il s’était
passé quelque chose qui allait marquer l’his-
toire de la ville, et j’ai eu peur que cela s’efface.
Alors, j’ai commencé à collecter: sur les ré-
seaux sociaux, dans la presse, sur les murs,
sur les trottoirs... Une succession de docu-
ments visuels ou textuels qui racontent l’his-
toire, que j’ai organisés dans un récit docu-
mentaire. J’ai travaillé comme pour un film.
J’ai voulu en faire un livre parce que c’est un
objet qui reste.
P.P. : Quand la tragédie s’est produite, je me
suis retrouvé dans un état de sidération en
tant que citoyen, pas journaliste. Ce que
j’avais pu écrire sur Noailles auparavant est
ressorti, sur tout un système qui explique en
partie le délabrement du quartier. Je pensais
que j’avais déjà fait le boulot à
l’avance, presque. Je n’étais pas
du tout dans l’idée d’écrire quoi
que ce soit, même pas un article.
Et il y a eu cette interview surré-
aliste dans Libé de Jean-Claude
Gaudin par Laurent Joffrin que
je n’attendais pas. Et quand j’ai
vu ce niveau de déni, sincère je
pense en plus, sur le 5 novem-
bre, mais aussi sur les écoles, sur
le délabrement total de Mar-
seille, de sa politique et de ses
quartiers populaires, je me suis
dit: il faut que je fasse une sorte
de bilan de la politique qui nous
a menés jusque-là.
Vos livres sont des réquisitoi-
res?
K.B. : Dans le livre, je n’ai stricte-
ment rien écrit, en dehors de l’avant-propos
qui explique ma démarche. Cet ouvrage est
avant tout un hommage aux victimes et aux
évacués. Je trouve que les événements par-
lent d’eux-mêmes, il n’y a pas besoin d’en ra-
jouter. Les événements sont implacables.
P.P. : Après le drame, j’ai vu qu’on se concen-
trait sur les responsables de cette tragédie,
mais les responsables de premier niveau,
c’est-à-dire les propriétaires d’immeubles,
l’expert qui a dit ce qu’il aurait fallu ne pas
dire... Alors que pour moi la responsabilité est
beaucoup plus large, elle est politique.
Dans Récit d’une rupture, on voit un pro-
jet de la réhabilitation du 65, rue d’Auba-
gne, avec des plans et un budget qui da-
tent de 2014...
K.B. : C’est le seul flash-back. Il y avait déjà
des rapports, des plans, des projets.... Il se
trouve que dans les six mois qui ont suivi le
5 novembre, la presse a sorti des choses. Je l’ai
aussi restitué. Ce qui fait mal, c’est qu’il a fallu
qu’il arrive ça pour que ces éléments soient
enfin pris en compte.
P.P. : Il y a tout un pan de la politique mar-
seillaise qui devrait disparaître. Ce sont des

Interview


dr

«Il y a trente ans de


reconstruction à prévoir,


comme pour une ville


qui a été bombardée»


La documentariste Karine
Bonjour et le journaliste
Philippe Pujol publient chacun
un livre tirant le bilan de la
tragédie de la rue d’Aubagne.
Avec émotion ou colère,
ils dessinent, chacun avec leur
ton le portrait d’un Marseille
traumatisé, où le pouvoir
­lui-même semble délabré.
«Libération» les a réunis.

A.-S. LE BON

spécial marseille 5 novembre


Suite de la page 9

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