Les Echos Mardi 5 novembre 2019 IDEES & DEBATS// 11
opinions
Surtout, la crise déclenchée par la
faillite Lehman Brothers en 2008 lui
offre une formidable formation accélé-
rée. Nicolas Sarkozy lance le G20. Der-
rière, il faut un ministre qui sait négocier,
en anglais, dans des milieux internatio-
naux. Tout ce que Christine Lagarde a
appris depuis un quart de siècle.
Quand il faut remplacer en catastro-
phe le directeur général du FMI, Domi-
nique Strauss-Kahn, pris dans un scan-
dale sexuel, le nom de Christine
Lagarde surgit en quelques jours et
s’impose en un mois. Avec la Grèce puis
l’Argentine, la directrice générale du
Fonds apprend la finance internatio-
nale. Elle s’appuie sur les bataillons
d’économistes du Fonds, qui ont parfois
entre eux des débats houleux. Elle arbi-
tre. Et comme toujours, elle incarne.
Dans son septième apprentissage,
celui de la banque centrale, Christine
Lagarde a une lacune majeure. N’en
venant pas, elle ignore les subtilités des
raisonnements dans lesquels se per-
dent parfois les docteurs en économie.
Mais elle maîtrise le verbe, la négocia-
tion, l’international. Et contrairement à
beaucoup d’hommes à ce niveau de res-
ponsabilité, elle accepte l’idée de ne pas
avoir la science infuse.
Terrain juridique
Le succès n’est pas garanti pour autant.
La Banque centrale européenne est d ivi-
sée comme jamais alors qu’elle a
d’impressionnants défis à relever,
comme la fragilisation des banques,
l’intégration des questions climatiques
ou le risque d’une fuite devant sa mon-
naie. Le succès de son action dépend de
plus en plus de la volonté politique des
Etats (soutien budgétaire, union ban-
caire, union des marchés de capitaux).
Christine Lagarde aura cependant
un atout que n’avaient pas ses prédéces-
seurs : une bonne connaissance du
droit. Or la BCE jouera aussi son avenir
sur le terrain juridique. Pour continuer
de mener sa politique très accommo-
dante, elle devra par exemple trouver
un moyen d’acheter plus d’un tiers des
obligations émises par un Etat, contrai-
rement à une règle qu’elle s’est imposée
pour d’excellentes raisons. A la tête de la
BCE, aucun des apprentissages de
Christine Lagarde ne lui sera inutile.
Jean-Marc Vittori est éditorialiste
aux « Echos ».
années 1990 présidente du comité exé-
cutif mondial du cabinet. Un poste où il
ne s’agit pas tant de diriger que d’incar-
ner et d’impulser, où elle constitue un
carnet d’adresses impressionnant,
qu’elle épaissit encore à Davos.
Le quatrième apprentissage sera
plus rugueux : c’est celui de la politique.
En 2003, le Premier ministre Jean-
Pierre Raffarin fait entrer Christine
Lagarde dans son Conseil pour l’attrac-
tivité. Deux ans plus tard, son succes-
seur, Dominique de Villepin, la nomme
ministre du Commerce extérieur. Dans
la foulée, elle prône la réforme du droit
du travail... et se fait aussitôt taper sur
les doigts.
Chaises musicales
Mais, au commerce extérieur, il faut
voyager, négocier, parler anglais : la
novice fait le job. Devenu Premier
ministre à l’élection de Nicolas Sarkozy
en 2007, François Fillon lui propose le
portefeuille de l’agriculture. Elle n’y
reste pas longtemps. La défaite surprise
du ministre de l’Ecologie, Alain Juppé,
lors des élections législatives qui sui-
vent la présidentielle enclenche un jeu
de chaises musicales. Le ministre de
l’Economie, Jean-Louis Borloo, lui suc-
cède. Et Christine Lagarde arrive à
Bercy.
Elle gaffe à nouveau, conseillant aux
Français déstabilisés par la hausse du
prix de l’essence de circuler davantage à
vélo. Elle doit aussi assumer des déci-
sions prises par d’autres, comme dans
le dossier Tapie. Mais elle commence
son cinquième apprentissage, l’écono-
mie. E n écoutant attentivement l ’écono-
miste en chef de Bercy, Benoît Cœuré,
qui deviendra plus tard membre du
directoire de la BCE.
Au FMI, elle ignore
les subtilités
des raisonnements
dans lesquels se perdent
parfois les docteurs
en économie.
Mais elle maîtrise
le verbe, la négociation,
l’international.
Les sept apprentissages
de Christine Lagarde
La nouvelle patronne de la Banque centrale européenne découvre
à peine l’art du « central banking ». Mais les apprentissages de ses vies
précédentes lui seront précieux, jusqu’à la maîtrise du droit.
L’apprentissage utile, voilà le secret
de la réussite de Christine Lagarde, première
femme devenue ministre française
de l’Economie, puis directrice générale
du FMI, puis présidente de la BCE.
DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE
- Tempête dans un verre d’eau... en
plastique. Le débat sur le prochain bud-
get italien suscite un déchaînement de
réactions à propos d’une nouvelle taxe,
qui impose de 1 euro par kilogramme
les emballages en plastique. Introduite
en 2020, cette « plastic tax » devrait rap-
porter environ 2 milliards d’euros à
l’Etat et irait s’ajouter aux taxes déjà
existantes qui servent à financer la col-
lecte et le recyclage des déchets. Cel-
les-là représentent déjà 450 millions
par an au total, d ont 350 s ont versés a ux
municipalités.
« La Repubblica » se fait l’écho de la
fronde commune du patronat et des
syndicats. Selon eux, la mesure pénali-
sera lourdement un s ecteur essentiel de
l’économie transalpine en provoquant
une surenchère de 10 % des produits et
fragilisant 50.000 emplois dans la
filière. Ce secteur produit chaque a nnée
2,3 millions de tonnes d’emballages
dont 80 % sont destinés à l’exportation
et plus de 92 % sont recyclés.
La question est devenue politique. Le
président d’Emilie-Romagne critique la
taxe en sachant que de nombreuses
entreprises du secteur sont présentes
sur son territoire. Il est rejoint par Mat-
teo Renzi q ui d énonce « un coup d e mas-
sue inutile sur la classe moyenne ».
Quant à la Ligue, elle en p rofite pour cri-
tiquer la « manie de la gauche de tout
taxer ». Une gauche p rofondément divi-
sée sur le sujet, avec des mouvements
écologistes qui voient dans la mesure
une occasion pour accélérer la recon-
version verte t andis que d’autres d énon-
cent son inutilité car elle incitera le
consommateur à se tourner vers des
produits moins coûteux mais plus pol-
luants. Le ministre de l’Economie a
annoncé que la « plastic tax » sera
modulée mais non annulée.
—Olivier Tosseri
Une « plastic tax » sème
le trouble en Italie
LE MEILLEUR DU
CERCLE DES ÉCHOS
Sortir l’Afrique des énergies
fossiles
Faire reposer le développement de
l’Afrique sur l’exploitation des énergies
fossiles serait une erreur, écrit Jesse Salah
Ovadia, professeur à l’université de
Windsor. C’est aux pays industrialisés
d’aider l’économie africaine à se diversifier.
EFFET GRETA « La communauté
internationale prend enfin au sérieux le
réchauffement climatique. En 2015, 195 pays
ont signé l’Accord de Paris sur le climat. Aux
Etats-Unis, alors que le président Trump
s’est retiré de cet accord et a abrogé toute une
réglementation sur la protection de
l’environnement, les candidats démocrates à
l’élection présidentielle proposent des plans
ambitieux pour le climat. Mais ce sont les
jeunes et non les dirigeants politiques qui
poussent à l’action, à l’image de Greta
Thunberg. »
MALÉDICTION DU PÉTROLE « Un
nombre croissant de pays africains
continuent la prospection du pétrole. Ils
espèrent ainsi récolter le bénéfice de son
extraction. Il est crucial de développer les
énergies durables, mais lors la période de
transition durant laquelle le pétrole sera
encore nécessaire, les pays africains devront
utiliser au mieux leurs sources d’énergie
fossile au profit de leur population. »
DIVERSIFICATION « Les pays industrialisés
doivent faire davantage pour aider
l’industrie pétrolière africaine et limiter les
inconvénients liés à la production de pétrole.
Cela suppose de traiter en toute sincérité
avec les pays africains – sans laisser le
secteur pétrolier sur la touche. En novembre
à Abu Dhabi, Barkindo, de nombreux
ministres africains de l’Energie et de
nombreux dirigeants de l’industrie
pétrolière participeront à une conférence
internationale sur le pétrole sous l’égide de
la Compagnie nationale de pétrole d’Abu
Dhabi (Adnoc). Ce pourrait être le moment
idéal pour lancer ce processus. »
a
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Daniel lesechos.fr/idees-debats/cercle
Roland / AFP
LE LIVRE
DU JOUR
D’Annunzio, à la folie
L’ HISTOIRE L’Italie a achevé son
unification en s’engageant aux
côtés des alliés en 1915, renversant
la Triple-Entente à laquelle elle
avait pourtant adhéré. Rome rêvait
de possessions en Afrique, du
Trentin, du Haut-Adige et d’un
protectorat sur l’Albanie. Londres
et Paris oublieront leurs
promesses, et les Italiens
nourriront un solide sentiment
d’injustice une fois le traité de
Versailles signé. L’un des plus
célèbres d’entre eux, Gabriel
D’Annunzio, dandy poète et pilote
de guerre aussi fou que courageux
dénonce cette « victoire mutilée ».
Le 12 septembre 1919, il s’empare de
la ville de Fiume, sur la côte
dalmate, à la tête de 2.500 soldats
de fortune et au volant de sa Fiat 501
décapotable. Sans un coup de feu ni
une goutte de sang. Futuristes,
anarchistes, révolutionnaires,
artistes en tout genre accourent à
Fiume où tout devient possible à
défaut d’être officiellement permis.
D’Annunzio « offre » sa ville
conquise à l’Italie, qui peut
difficilement accepter le cadeau, au
risque de provoquer une nouvelle
guerre. Le gouvernement italien
choisit le pourrissement avant
d’envoyer ses soldats reprendre la
ville à Noël 1920.
L’AUTEUR Correspondant
des « Echos » à Rome, Olivier
Tosseri brosse un savoureux
portrait de Gabriele D’Annunzio qui
est également celui d’un pays qui
rêvait d’un destin plus grand que
permis. Communiste, nationaliste
et dadaïste à la fois. En refusant de
choisir. Cent ans après, on en est
toujours là. —Vincent Ejarque
ESSAI
La Folie D’Annunzio
d’Olivier Tosseri, éditions
Buchet-Chastel, 272 pages, 20 euros.
U
ne étudiante dirige désormais
la Banque centrale euro-
péenne. A soixante-trois ans,
Christine Lagarde se met à l’allemand,
car elle travaille désormais à Francfort.
Elle va aussi s’initier au « central ban-
king », cette science étrange de la politi-
que monétaire qui est en réalité un art
- les banquiers centraux les plus encen-
sés ont d’ailleurs été surnommés
« maestro » ou « magicien ».
Et elle assume de ne pas tout savoir.
Lors d’une audition au Parlement euro-
péen, elle a donné la clef de son histoire
en lançant aux députés, parmi lesquels
figurent beaucoup de nouveaux élus :
« Vous arrivez, moi aussi ; vous appre-
nez, moi aussi. » Et si la plus grande
chance de Christine Lagarde, c’était
d’avoir été collée deux fois à l’ENA, d’où
elle serait peut-être sortie imbue d’une
omniscience perpétuelle?
Car l’avantage de ne pas tout savoir,
c’est qu’on apprend. Et en apprenant, on
finit par accumuler un savoir qui peut
s’avérer précieux. L’apprentissage utile,
voilà le secret de la réussite de Christine
Lagarde, première femme devenue
ministre française de l’Economie, puis
directrice générale du FMI, puis prési-
dente de la BCE.
Son premier apprentissage utile fut
l’anglais. A dix-sept ans, la toute jeune
Christine s’envole pour les Etats-Unis,
où elle passe plus d’un an à améliorer
son niveau, qui désespérait son père.
L’international sera ensuite une cons-
tante de sa carrière.
Incarner et impulser
Le deuxième apprentissage est bien sûr
celui du droit, qui lui permet d’entrer au
début des années 1980 dans l’antenne
parisienne d’un gros cabinet américain
d’avocats, Baker & McKenzie. Elle y
apprend à négocier et à s’intégrer dans
un milieu anglo-saxon.
Elle réussit tellement bien dans ce
troisième apprentissage qu’elle part à
Chicago où elle deviendra à la fin des
LA
CHRONIQUE
de Jean-Marc
Vittori