Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
tête smarrantessans savoir que jefaisais du
casting, trouvé des fringues sans savoir que c’était
du stylisme...Mine de rien, j’aitouchétous les
métiersducinéma sans jamaisfaired’école.»À
19 ans, il s’achètesapremièrecaméraetn’a,
depuis, jamais arrêtédefilmer.«Dès qu’il se pas-
sait un truc–etaux Bosquets, il se passetout le
temps quelquechose –jefilmais.S’il ne se passait
rien, je filmais mes potes.»
En 2005, quand les émeutes éclatent àClichy-
sous-Boisaprès la mortdeZyedetBouna, deux
adolescents électrocutés dans un transformateur
électrique alorsqu’ilstentaientd’échapperàun
contrôle depolice, LadjLy est aux premières
loges. Il en tirel’année suivante365 joursà
Clichy-Montfermeil,un documentaireàvif qui
contribueàlefaireconnaître.D’entrée de jeu,
son quotidien dans la citéinjecteàson travail une
dimension plus frontalementpolitique que les
délires nourris de surréalisme et d’absurde de ses
amisparisiens,pourtant pasmoins engagés.«Il
yatoujourseuquelquechose de militantdans
notredémarche,assureKim Chapiron.Le pèrede
Romain avecses films, mon pèreavec soncollectif
Bazooka...Ma grand-mèrematernelle, elle, était
une grande figureduParticommunistevietna-
mien. Elleaconnudix ans de maquis, trois ans de
torture...Nous sommestous les produits decesten-
sions et deceshistoires.»Même son decloche
chez MouloudAchour :«Montrer nos visages, nos
accents, nosfautes defrançais, nos éclairsde
génie, noscoups decolèreetnotrefolie, montrer
qu’on estcapables d’êtresimplementdes artistes,
ça,c’est politique.»
Ils rêvent de cinéma. Ils doivent donc aller à
Cannes. En 2002,pour promouvoir leur premier
DVD, qui regroupesoixante heures decourts-
métrages, docu-fictions et documentaires, la
bande met le cap au sud.«Onest partis en voi-
ture àcinq ou six.On s’est dit qu’on iraitfairede
la promo, donner desDVDaux “restas”,se sou-
vientLadj Ly.On acollé des affiches partout,
réussiàsquatterune salle pourfaireune projec-
tion...La premièrenuit, onadormi sur la plage,
mais la deuxième, ThomasLangmann[leproduc-
teur],qui nous aimait bien parce qu’on était un
peufoufous, nousafilé sa suiteauMartinez.
Graveerreur!Onest restétrois joursetonalaissé
une notede15000 euros deroom service.»

Dans


lesannées qui suivent,la
descente àCannes devient
une tradition.Vincent
Cassel les introduit dans les soirées en les présen-
tant comme«l’avenirducinémafrançais».Très
vite, ilsn’ontplus besoin de luipour entrer en
boîte. Decourts-métrages enclips et en documen-
taires, la viralitéafait son officeetattir él’attention
des producteurs. En 2005, Kim Chapiron est, à
25 ans, le premieràfairelegrand sautvers le long-
métrageavecSheitan,mi-film d’horreur,mi-teen
movie, quivoit unebande d’adolescents sefaire
truciderparuntueur désaxé dans une maison iso-
lée.Àl’affiche,VincentCassel,Ladj Ly,Olivier
Barthélémy, Leïla Bekhti...Le filmabeaunefigu-
rerdans aucune sélection, le distributeur organise

quand mêmeàCannesune avant-premièreetune
fête fastueuse.La monteuse desMisérables,Flora
Volpelière, lesrencontrel’année suivante.
«En2006,VincentCassel était maîtredecérémo-
nie àCannes, etCanal+avait demandéàKim de
filmer lescoulisses de sa préparation.Je me suis
retrouvée embarquéeavec eux, cinq joursensemble
àtravaillercomme des acharnés dans une suitedu
Martinez.»Elle découvrealorsl’abondancede
rushes, caractéristique ducollectif :«Comme
l’idée, danstout ce qu’ilsfont,c’est decapter une
humeur,ils filmenttout, un truc dans la rue qui les
fait marrer,unmec avec une bonnetête ...»
Avec les années,chacunpoursuit sa proprecar-
rière.Romain Gavras cachetonne dans la pub de
luxe(pour Dior notamment), cartonneavec ses

clips pour Justice,Kanye West ou MIA,etamar-
quéles espritsavec son deuxième film,Le monde
est àtoi(sélectionné en 2018àlaQuinzaine des
réalisateurs). Kim Chapiron prépareson qua-
trièmefilm.MouloudAchour est devenu une
figuredujournalismepour les jeunes générations
avec son émission«Clique»etsaboîtedepro-
duction. Il vientdeboucler letournage de son
premier long-métrage,LesMéchants,dontLadj
Ly est coproducteur (où lapetitesœur de Kim
Chapiron,MaiThu, déjà embauchée surLes
Misérables,est costumière).Aprèsavoir réalisé
des clips pour desrappeursfrançais,Toumani
Sangarés’est installé auMali (lepays nataldeson
père), il yaprès de vingtans. Ilyréalise des docu-
mentaires,acrééen2016 une série,Taxi Tigui,et
vientdesortir son premier film,Nogochi,dans
lequel AlexisManenti tientlerôle principal.
L’esprit d’équipeest toujourslà. D’autantque
certaines blessuresrestentvives. En 2011, DJ
Mehdi, membreducollectif,meurtdans un
accidentàson domicile.«À cetteépoque,tout
le monde s’était un peu éloigné,raconteMouloud
Achour.J’étaisàfond dans le“Grand Journal”,

Romain voyageait beaucoup,Kimvenait de finir
le tournage deDogPound,son deuxième film,
les premiersenfants étaientnés...On se voyait
un peumoins.Ça aremis au premierplance truc
de Kourtrajmé:nefairedes choses qu’avec des
gens quim’inspirentetque j’aime.Fairecroquer
la clique, quoi.»
Aussi, tout resteenfamille.Lesspectateursavertis
repérero nt dansLesMisér ablesKimChapiron (tra-
vesti), Romain Gavras (barbu) ouMouloudAchour
(à latélé). RomainGavrasexplique ainsicetteami-
tié de plusieursdécennies :«Onest restés potes
parce qu’iln’yajamais eu d’argent en jeu.À
l’époque, lesrevenus desDVD, des tee-shirts ser-
vaientàfinancer lestournées en provinceoules
projets suivants...Au fil des ans, onatous fait notre

businessàcôté, etça apermisàKourtrajmé de
rester un truc pur.»Prochaineaventure d’en ver-
gure:ledéveloppementdel’école Kourtrajmé,
ouvertepar LadjLyen2018,àMontfermeil, qui
forme des jeunes aux métiersducinéma. Dans les
années qui viennent, l’écoleavocationàse
déployer, et mêmeàsedélocaliser,pour intégrer
Le Conservatoire, un projet auquel travaillent
depuis des années LadjLy et MouloudAchour.
SituéàNoisy-le-Sec (oùce dernieragrandi), le
lieu, actuellemententravaux, formeraégalement
aux professions du journalisme et des médias, et
abriteraunrestaurantimaginéparlechef Jean
Imbert.«Kourtrajmé, c’estcomme une grande
famille,résume AlexisManenti.Il yale tonton
pervers, le frèrequi afait de la prison, lecousin
adopté, la petitesœurchelou...» «Comme dans
toutes lesfamilles,ajouteKim Chapiron,il yaceux
avecquionvafaire despique-niques tous les
week-ends etceux qu’on voit aux mariagesetaux
enterrements.Mais c’est unefamille qui date, des
potes de trente ans.»

“Les MisérabLes”, de LadjLy, en saLLe Le20 noveMbre.

“Montrer nosvisages,nos accents,nos fautes
De français,nos éclairsDegénie,nos coupsDe

colère et notrefolie,Montrer qu’onest capables
D’être siMpleMent Desartistes,ça, c’estpolitique.”
MouLoudachour,journaListeet producteur

68

lemagazine

Collectif

Kourtrajmé. Bertrand

Trichet. Sipa
Free download pdf