Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1
0123
SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019
styles

| 23


bon, bio


et bien mûre


Pour servir ses 300 repas


quotidiens à petits prix, Mûre,


microcantine parisienne, se fournit


dans sa propre ferme, installée


en Seine­et­Marne. Un modèle


vertueux, du potager à l’assiette


GASTRONOMIE


I


l est midi trente et Mûre, pe­
tit restaurant de 45 m^2 , de­
vanture blanche et baies vi­
trées, est pris d’assaut. De­
hors, sur le trottoir de la rue Saint­
Marc, dans le 2e arrondissement
parisien, une file d’attente com­
pacte s’est formée. A croire que
tout le quartier s’est donné ren­
dez­vous ici. « C’est tous les jours
comme ça, vous savez! », sourit
une habituée qui patiente dans la
queue, plateau entre les mains.
Mûre sert 300 repas quotidiens,
à toute vapeur, sur place ou à em­
porter, pour un chiffre d’affaires
annuel de 700 000 €. Le secret du
succès de cette microcantine de
quartier, ouverte en juillet 2014?
Sans aucun doute ses bons plats
maison, sa déco sobre et chaleu­
reuse, son personnel agile et ave­
nant. A moins que ce ne soient les
généreuses portions à prix abor­
dable (11,10 € la formule entrée/
plat ou plat/dessert, 14,10 € en­
trée/plat/dessert) qui aient fidé­
lisé la clientèle? Tout cela, et bien
plus encore. Car Mûre est un cer­
cle vertueux très pensé, un éco­
système humain et nourricier qui
va s’enraciner dans une petite
ferme de Seine­et­Marne. C’est
l’accomplissement du rêve d’Ar­
naud Dalibot, entrepreneur qua­
rantenaire passé par une école de
commerce et treize années
chez Moët Hennessy, en tant que
contrôleur de gestion.
« J’ai toujours été attiré par le
monde de l’alimentation, se sou­
vient­il. Au sortir de mes études,
j’étais très content de travailler
dans l’univers de la gastrono­
mie de luxe, j’y trouvais des affini­

tés. Mais je ne me voyais pas, à
terme, me satisfaire d’un bel ap­
part et d’un gros compte ban­
caire. Je voulais créer quelque
chose qui ait du sens. »
A 35 ans, Arnaud Dalibot démis­
sionne du groupe LVMH et s’ac­
corde plusieurs mois pour voya­
ger et cogiter. Dans le fond, ce fou
de cuisine et de jardinage sait déjà
ce qu’il veut faire : « Cela faisait
longtemps que je mijotais l’idée
d’un “resto­ferme”. Quand je vivais
à New York, j’avais observé le mou­
vement “farm­to­table”, les tables
approvisionnées par leur propre
ferme bio, comme le Blue Hill du
chef Dan Barber et sa ferme Stone
Barns. A Paris, il y avait bien sûr
l’exemple très inspirant d’Alain
Passard, à l’Arpège, avec ses jardins
potagers. » Mais, quand Dan Bar­
ber et Alain Passard proposent
une gastronomie de haute volée à
des prix faramineux, Arnaud Da­
libot a une autre idée en tête : il
veut prouver que l’on peut appli­
quer ce modèle à une cuisine ac­
cessible à tous.

Riz noir et lentilles vertes
Le restaurant sera la première
pierre. En bon stratège financier,
il installe son enseigne dans un
quartier central, foisonnant de
bureaux, et réfléchit à son offre
dans les moindres détails : la ma­
chine à café, la musique, les recet­
tes, le logo, tout est passé au cri­
ble. L’établissement ouvre la jour­
née en continu, mais pas le soir.
Une dizaine d’employés – et pres­
que autant de nationalités diffé­
rentes. Dans un premier temps, la
cuisine se fournit en produits lo­
caux et bio par l’intermédiaire de
plates­formes de circuits courts.

Et propose des plats goûteux, qui
mettent l’accent sur le végétal
(sans être nécessairement végé­
tariens), les épices et les mélan­
ges équilibrés et nourrissants : sa­
lade de courge au zaatar, feuilles
de capucine, fourme d’Ambert et
noisettes ; soupe de tomate tar­
dive, céleri­rave, amandes ; riz
noir et lentilles vertes, carottes,
cumin et paprika fumé, corian­
dre ; pizza à l’oseille, épinards et
chèvre ; madeleines sans gluten
au sarrasin et miel... La carte
change au quotidien et les recet­
tes se métissent gaiement.
A 14 heures, le comptoir de ser­
vice est vide, dévalisé. « Ici, on
n’aime pas le gaspillage, les gens
viennent avec leurs gamelles et
quand il n’y en a plus, il n’y en a
plus », témoigne Anne­Sophie
Maurilieras, l’habituée croisée à

notre arrivée, tout en terminant
son plat du jour – des boulettes de
veau sauce garam massala. Cette
professionnelle des assurances
mange ici tous les jours de la se­
maine depuis 2015 : « Pourquoi
m’en priverais­je? C’est bon, sain,
diversifié, pas cher, et ça me donne
plein d’idées. » Elle a même testé
quelques recettes pour l’ouvrage
de la maison. Paru le 7 novembre
aux éditions Alternatives, La Cui­
sine des gens qui sèment (240 pa­
ges, 24,90 €) rassemble une cen­
taine de recettes, mais aussi des
conseils de culture et le récit de
l’ambitieux projet d’Arnaud Dali­
bot, pour « transmettre l’idée que
c’est possible ».
Sur la commune de Presles­en­
Brie, à trente minutes de Paris en
train, la ferme agroécologique
Mûre fonctionne maintenant à

plein régime. Inaugurée en sep­
tembre, elle représente un inves­
tissement de 500 000 euros et
deux années de travaux. Le résul­
tat est impressionnant de beauté
et de technicité.
La ferme compte 3 hectares de
terres, des chênes centenaires,
deux serres à thermostat, des
ânes, un verger, une grande mare,
une cabane dans les arbres, une
yourte, où vit Marie Kimmerlin,
l’agricultrice de la ferme, un bâti­
ment agricole écologique, prati­
que et esthétique, avec panneaux
solaires, chambre froide, pépi­
nière, composteurs, salle d’ac­
cueil et cuisine professionnelle.
Et, dans les champs bordés de
haies, quelque 140 variétés de lé­
gumes cultivés sans une once de
chimie. « Le choix du menu com­
mence au moment du plant de cul­
ture, explique Arnaud Dalibot ;
puis, au jour le jour, c’est Marie qui
décide de ce qu’on cuisine, lors­
qu’elle nous annonce ce qu’elle va
récolter. » Le restaurant s’approvi­
sionne désormais presque entiè­
rement en légumes (à l’exception
des pommes de terre) à la ferme,
et ce n’est pas rien : la bête peut
engloutir jusqu’à 150 kg de végé­
taux par jour.
Arnaud Dalibot a réaménagé sa
vie pour pouvoir passer la moitié
de la semaine à la ferme, ce qui
l’enchante. Le reste du temps, il
est en salle à Mûre, toujours tout
sourire. Il l’admet : « Avoir sa pro­
pre ferme quand on est un restau­
rant, c’est beaucoup plus compli­
qué, mais infiniment plus satisfai­
sant et dynamisant pour tout le
monde. » Au printemps, il instal­
lera un poulailler sous les chênes
de Presles­en­Brie, et d’ici un ou
deux ans, une halle­épicerie, en
bordure de Paris, pour consoli­
der le lien entre ville et campa­
gne. « On m’a souvent prédit
qu’avec des repas vendus autour
de 10 euros, préparés à base de
produits ultrafrais cultivés sur no­
tre propre ferme biologique,
l’aventure ne serait pas viable éco­
nomiquement », écrit­il dans son
livre. La réalité prouve bel et bien
le contraire.
camille labro

Chez Mûre,
restaurant
de quartier ouvert,
en 2014, à Paris,
par Arnaud Dalibot
(en bas à droite).
MARTIN COLOMBET
POUR « LE MONDE »

U


n dîner en 50 étapes et cinq
« actes », dans un décor de théâtre
de 2 200 m^2 ... Dans la catégorie
table la plus folle du Danemark, The
Alchemist – sacré « restaurant de l’année »
lors du White Guide Gala le 29 octobre
à Copenhague – vient de détrôner
le célèbre Noma de René Redzepi.
On a donc testé ce repas exceptionnel­
lement long (six heures, dit la rumeur)
et onéreux (330 euros sans boisson).
Avant d’exister dans cette version
maximaliste, The Alchemist était un petit
restaurant expérimental d’une quinzaine
de couverts tenu par Rasmus Munk.
Séduit par le projet un soir où il y dînait,
le cofondateur de la banque Saxo a
proposé au jeune chef de 28 ans de voir
les choses en grand. Une douzaine de
millions d’euros plus tard, l’Alchemist 2.0
voyait le jour dans les anciens locaux du
Théâtre royal danois.
Le mot « expérience » est souvent
usurpé chez les restaurateurs. Chez The
Alchemist, il est mérité. A l’adresse indi­
quée, on fait face à un portail fermé, sans
sonnette. On poireaute nerveusement

quelques minutes devant, avant que les
portes s’ouvrent. A l’intérieur, une
réceptionniste nous envoie de l’autre côté
d’un rideau pour aller voir « New York ».
Dans cette pièce aux murs tapissés de
dessins à la Roy Lichtenstein et de
graffitis, une jeune femme nous tend un
papier sur lequel est imprimé un message
inepte sur l’amour. Puis nous fait signe de
le mettre... en bouche. A peine sent­on
le papier légèrement acide (en fait de la
pomme déshydratée) fondre sur la langue
que le mur en face se soulève brutalement
pour nous envoyer dans l’acte II, l’apéro.

PIERRE DE SUCRE AMBRÉ AUX FOURMIS
Installé dans une pièce plongée dans la
pénombre, juste éclairée par la baie vitrée
donnant sur la cuisine, où s’activent les
nombreux alchimistes parfois bizarre­
ment outillés (pourquoi des perceuses ?),
on s’attend à tout : devoir croquer le fau­
teuil, voir la table se renverser... Mais les
surprises sont ici plus subtiles. La bouchée
« avidité » est une espèce de givre de pin
et pomme qui se désintègre dès qu’on la

pose sur la langue. Amusante aussi, la
boulette de topinambour, qui, quand on la
croque, libère une intense fumée de feu
de bois en plein dans les narines.
Toutes les bouchées sont délicieuses,
certaines fabuleuses. On sent l’influence
de la cuisine moléculaire dans les
sphérifications, les déshydrations et le
goût pour les trompe­l’œil. Après avoir
avalé « gin & tonic » (une barre glacée
blanche qui reproduit l’amertume du
cocktail), on poursuit l’acte III dans la salle
à manger. Les quarante convives, munis
d’une petite lampe de poche pour admirer
les plats dans la pénombre, sont assis
à un comptoir qui zigzague dans la pièce,
de sorte que personne ne se fait face.
C’est là que le festival commence
vraiment, en 27 étapes réparties en cinq
scènes. Celle d’inspiration internationale
avec son mochi de cacahuète ou sa
sardine croustillante est relax. D’autres
plus hard­core, quand il faut sucer la
reproduction d’une langue humaine en
silicone pour goûter aux délicates herbes
posées dessus. Le spectaculaire est aussi
politique : si la cuisse de poulet arrive

dans une cage en métal, c’est pour protes­
ter contre les volatiles enfermés ; le porc
dont la sauce est injectée par une seringue
est un manifeste contre les antibiotiques.
Le message est parfois limpide, parfois
moins : quand, pour l’acte IV, on nous en­
traîne dans une pièce illuminée de néons
arc­en­ciel où une danseuse nous met une
sucette en forme d’hippocampe dans les
mains, on a du mal à faire le lien avec la
lutte pour les droits de la communauté
LGBT + qu’elle est censée représenter.
Le dernier acte nous amène dans les
combles du bâtiment. Tandis qu’on
observe avec circonspection la pierre de
sucre ambré aux fourmis qui a atterri
dans notre assiette, on fait le point : la
cuisine est fantastique, l’expérience folle,
sans doute trop ambitieuse (d’ailleurs, le
chef admet que, malgré les prix pratiqués,
il n’a pas encore trouvé l’équilibre finan­
cier). Deux reproches : la surabondance
de plats protéinés alors que le restaurant
se veut porteur d’un message écologique ;
dommage aussi que le côté gadget prenne
parfois le dessus alors qu’il y a tant
de bonnes idées, chez The Alchemist.

CERTAINES 
DÉGUSTATIONS 

SONT HARD­CORE, 


NOTAMMENT QUAND 


IL FAUT SUCER UNE 


LANGUE HUMAINE 


EN SILICONE POUR 


GOÛTER AUX 


DÉLICATES HERBES 


POSÉES DESSUS


« LE CHOIX


DU MENU 


COMMENCE


AU MOMENT


DU PLANT


DE CULTURE »
ARNAUD DALIBOT
fondateur de Mûre

CUISINEZ­MOI|CHRONIQUE PAR ELVIRE VON BARDELEBEN  


J’ai testé le dîner fou en 50 étapes de The Alchemist

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