Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

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FRANCE


SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019

0123


L


es choses bougent à
gauche autour de la
question de l’islamo­
phobie. Plusieurs fi­
gures politiques ont
en effet signé une tri­
bune parue dans Libération le
1 er novembre appelant à une ma­
nifestation parisienne diman­
che 10 novembre. Ce texte, inti­
tulé « Stop à l’islamophobie » dé­
nonce la stigmatisation des
Français de confession musul­
mane, notamment après l’atta­
que de la mosquée de Bayonne,
fin octobre, par un ancien candi­
dat du Rassemblement national.
A gauche, où l’exégèse des tex­
tes est la norme, le terme « isla­
mophobie » a fait débat jusqu’à
récemment. Les défenseurs de la
laïcité, la grande majorité des for­
mations et de leurs responsables,
marqués par les batailles républi­
caines et laïques, préfèrent distin­
guer le « racisme antimusulman »
de l’« islamophobie », estimant
que l’on doit pouvoir critiquer les
religions en tant que dogmes,
sans pour autant viser les fidèles.
Mais l’évolution la plus nette en
la matière concerne La France in­
soumise (LFI). Le mouvement po­
puliste a toujours été divisé sur
cette question. Certains ne vou­
lant pas utiliser le terme d’« isla­
mophobie » – notamment parmi
les fondateurs, dont certains
sont francs­maçons affiliés au

Grand Orient –, d’autres le reven­
diquant, comme la députée de
Paris Danièle Obono. Toute l’am­
bivalence « insoumise » s’est vue
lors des universités d’été du mou­
vement, fin août, à Toulouse. In­
vité à donner une conférence sur
la laïcité, le philosophe Henri
Peña­Ruiz avait ainsi déclaré que
« l’on avait le droit d’être islamo­
phobe » comme « cathophobe »
ou « athéophobe ». S’ensuivirent
plusieurs jours de polémiques et
de débats internes sur le sujet.
Pour Eric Coquerel, député de
Seine­Saint­Denis et qui fait le
pont entre LFI et les associations
des quartiers populaires, il est
temps d’assumer, en partie, le
terme. « L’islamophobie est prise,
dans le texte de l’appel à manifes­
ter le 10 novembre, comme un ra­
cisme antimusulman, qui est la
définition la plus communément
admise. On peut participer à la
manifestation, signer l’appel et ne
pas reprendre ce mot qui reste
ambigu », assure l’ancien chevé­
nementiste.
Jean­Luc Mélenchon a égale­
ment tenu à s’expliquer dans une
note de blog, le 7 novembre. « Cer­
tes, “islamophobe” est un mot que
nous n’aimons pas. Certes, nous
préférons combattre la “haine des
musulmans”. Mais la question po­
sée aujourd’hui n’est pas du tout
celle du droit ou non de critiquer
une religion. (...) Il s’agit de com­

battre une attitude de haine aveu­
glée poussant aux mauvais traite­
ments et au crime contre les
croyants réels ou supposés d’une
religion », écrit le député des Bou­
ches­du­Rhône. Dans le même re­
gistre, même les trotskistes de
Lutte ouvrière (LO), qui ne ces­
saient de dénoncer cette expres­
sion, appellent désormais à ma­
nifester dimanche « contre le ra­
cisme et l’islamophobie ».

« LOIS LIBERTICIDES »
Cependant, si l’unanimité se fait
autour de la lutte contre la stig­
matisation des musulmans, des
critiques soulignent des tournu­
res ambivalentes, mais aussi cer­

tains signataires de l’appel dans
Libération. Tel l’imam Nader
Abou Anas, qui a justifié les vio­
lences contre les femmes, notam­
ment le viol conjugal. Ce dernier a
d’ailleurs été poussé vers la sortie
par les organisateurs de la mani­
festation du 10 novembre.
Côté politique, sans retirer leur
signature, plusieurs responsa­
bles ou partis ont marqué leur
distance, notamment François
Ruffin, le PCF ou l’écologiste Yan­
nick Jadot. Ce dernier n’ira pas au
défilé en raison d’« engagements
de longue date avec des associa­
tions de jeunes ». Cependant, il
estime qu’il est nécessaire de se
montrer « solidaire de la commu­
nauté musulmane ».
« Quand cela concerne les musul­
mans, tout le monde devient hyper
tatillon, souligne Alexis Corbière,
député LFI de Seine­Saint­Denis.
Quand on a manifesté contre l’an­
tisémitisme il y avait la Ligue de
défense juive [LDJ, extrême droite]
qui nous insultait et avec qui on n’a
rien à voir. » Sergio Coronado, an­
cien député Europe Ecologie­Les
Verts aujourd’hui « insoumis »,
complète : « Ceux qui râlent propo­
sent quoi? Rien! Donc, la stigmati­
sation et le déchaînement contre
les femmes musulmanes doivent
continuer? » Pour M. Corbière, il
est clair que le moment nécessite
« une réaction populaire contre la
stigmatisation des musulmans »
tout en « respectant la laïcité, qui
n’est pas un athéisme d’Etat à géo­
métrie variable. »
Un autre problème justifie les
prises de distance. Au détour du
texte, une phrase dénonce les
« projets ou lois liberticides ». Les
lois dont il est question sont cel­
les « de 2004 contre les signes reli­
gieux à l’école » et « de 2010 inter­
disant la burqa », explique Madjid
Messaoudene, élu de gauche à
Saint­Denis, et l’un des initiateurs
de l’appel. « Discutons­en! Ces lois
sont vécues comme liberticides.
Sous prétexte de laïcité, la loi de
2004 vise uniquement les jeunes
femmes musulmanes », estime
M. Messaoudene qui précise :
« Nous, on ne veut pas toucher à la

loi de 1905. C’est un bijou, un bou­
clier. L’extrême droite, la droite et
une partie du PS veulent en faire
un glaive contre les musulmans. »
Mais cette mention énerve
MM. Coquerel et Corbière, qui
considèrent tous deux que la loi
sur les signes religieux à l’école
« n’est pas liberticide ». Pour Gilles
Clavreul, ancien délégué de la dé­
légation interministérielle à la
lutte contre le racisme, l’antisé­
mitisme et la haine anti­LGBT et
membre du Printemps républi­
cain, association qui défend avec
véhémence une conception
stricte de la laïcité, la présence de
LFI ou d’EELV est une « manœuvre
électoraliste avant les élections
municipales ». Et voit l’absence du
PS dans les signataires et à la ma­
nifestation de dimanche comme
« validant », a posteriori, « la théo­
rie des deux gauches irréconcilia­
bles » autour de la laïcité.

ÉVOLUTIONS AU PS
Le Parti socialiste, qui a consacré
son dernier bureau national,
mardi 5 novembre, au débat, a en
effet renoncé à participer au dé­
filé. « Nous ne nous reconnais­
sons pas dans l’appel qui a été ini­
tié, explique Olivier Faure. Nous
défendons la loi laïque qui permet
de croire et de ne pas croire. » Le
premier secrétaire du PS ne sou­
haitait pas associer son parti à un
rassemblement « initié par le Col­
lectif contre l’islamophobie en
France et des individus qui ont des
revendications qui ne sont pas les
nôtres ». Mais les socialistes ont
bougé, abandonnant une appro­
che orthodoxe de leur acception
de l’idée républicaine.
Pour la première fois, la direc­
tion du PS reconnaît l’existence
d’un climat « de haine » à l’œuvre
à l’encontre des musulmans de
France, même si elle n’adopte pas
le terme d’islamophobie, trop ré­
cupéré par certains courants « de
l’islam politique » à son goût.
Ainsi la résolution condamne
sans ambiguïté « l’attentat de la
mosquée de Bayonne », reconnaît
une « libération de la parole et des
actes racistes contre les Françaises

SANS RETIRER LEUR 


SIGNATURE À L’APPEL 


À MANIFESTER, DES 


RESPONSABLES OU 


PARTIS ONT MARQUÉ 


LEUR DISTANCE. 


NOTAMMENT 
FRANÇOIS RUFFIN, LE 

PCF OU L’ÉCOLOGISTE 


YANNICK JADOT


L’islamophobie 


déchire


les gauches


Dénonciation de certains participants,


critiques sur la forme comme sur le


fond... la marche organisée dimanche


à Paris divise à gauche


M A N I F E S T A T I O N C O N T R E L ’ I S L A M O P H O B I E


professeur associé de sciences politi­
ques au Boston College, aux Etats­Unis, Jo­
nathan Laurence est l’ auteur de The Eman­
cipation of Europe’s Muslims (Princeton
University Press, 2012). Dans cet entretien,
il analyse les débats sur l’islam qui se­
couent la France et porte un regard très cri­
tique sur la façon dont les politiques gèrent
la question depuis trente ans.

Selon vous, la France a­t­elle une
difficulté particulière à gérer sa
relation avec la religion musulmane?
En faisant de l’islam un sujet éminem­
ment et exclusivement politique, les hom­
mes politiques créent les conditions de
l’échec de l’utopie universaliste française.
Si vous voulez faire à la française, alors il
faut accepter d’intervenir de manière équi­
table pour toutes les religions et traiter l’is­
lam comme les autres, de manière admi­
nistrative, et surtout pas politique! La
France n’accepte pas l’idée que l’exercice
du culte musulman puisse être apolitique.
Il existe de multiples raisons de porter le
voile – personnelles, spirituelles, familia­
les, sociologiques... La classe dirigeante
s’obstine à la réduire à une seule. Parce que
certains veulent en faire un sujet politique


  • les islamistes et l’extrême droite –, on
    croit l’islam forcément chargé de significa­
    tions politiques. Or, on peut tout simple­
    ment croire en Dieu sans que ce soit politi­
    que. Mais en politisant l’islam – principale­
    ment par opportunisme électoral – les


hommes politiques français font le jeu des
extrêmes qu’ils dénoncent. Et rendent dès
lors impossible une intégration qu’ils di­
sent pourtant souhaiter.

Sur le voile en particulier, pourquoi le
débat est­il aussi vif en France?
Cela fait trente ans que vous discutez et
que vous consultez sans jamais arriver
nulle part. En 1989, lors de l’affaire du col­
lège de Creil [dont le principal avait exclu
trois collégiennes qui refusaient d’ôter leur
foulard], Lionel Jospin et le Conseil d’Etat
ont laissé la main aux directeurs d’établisse­
ments. En 2010, vous avez fini par interdire
la burqa. Tous ces débats pour une loi finale­
ment très limitée, qui ne s’applique qu’à
quelques cas. Même surplace concernant la
question de la formation des imams : cela
fait vingt­cinq ans que le sujet est sur la ta­
ble et il ne se passe presque rien. Et
aujourd’hui, on délibère encore pour savoir
si l’espace public est un espace républicain
au même titre que l’école. Ça tourne en rond
pour une raison simple : le message de l’Etat
n’est pas clair. Il ne l’a jamais été. L’extrême
droite, elle, est limpide. Il est urgent que le
président Macron parle afin de clarifier les
règles et faire appliquer l’Etat de droit.

Quelles sont les conséquences
concrètes de ces tergiversations?
Chez les juifs et les catholiques par
exemple, ceux qui souhaitent un cadre re­
ligieux ont la possibilité d’inscrire leurs

enfants dans une école privée confession­
nelle sous contrat. Les musulmans, eux,
n’ont pas d’espace de ce type. Ou si peu. Ils
ne bénéficient pas des mêmes subven­
tions que les autres. C’est insensé! Si on
ne veut pas d’écoles confessionnelles,
alors que l’Etat arrête de les subvention­
ner. Toutes! Même chose pour les facultés
de théologie. Chez les musulmans, il n’y
en a pas. L’Etat n’a toujours pas accepté
d’intégrer la religion musulmane. La so­
ciété ne parvient pas à leur accorder des
droits de base, tout en exigeant d’eux
qu’ils parlent d’une seule voix. Alors que
personne ne demande ça aux autres. En
croyant les musulmans incapables de
faire la part des choses, c’est la France qui
est en train de rendre l’islam et la Républi­
que incompatibles.

Partagez­vous l’idée que l’Etat français
soit islamophobe, comme l’affirment
certains militants?
L’Etat n’est pas islamophobe, il est juste
incapable de sortir de ce cercle vicieux
et ne sait pas défendre l’exercice du culte
musulman. Il faudrait d’abord arrêter de
légiférer sur la question et faire davantage
comme les administrations locales, qui,
elles, sont souvent plus compréhensives
et gèrent de manière pragmatique le sujet,
en facilitant la construction de mosquées,
par exemple, et en développant des carrés
musulmans dans les cimetières.
propos recueillis par l. ce.

Jonathan Laurence : « Le message de l’Etat n’est pas clair »

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