Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

ça arriveànouveau,onn’est toujours
pas prêts.On mentquand on dit auxFrançais
qu’on peut les protéger.»
Detous nos entretiens, onretientque quelque
chose s’est fissuréces dernières années.S’il fallait
retenir unpointderupture,beaucoup depoli-
cierslesitueraientquelqueparten 2016, au
confluentdes trois épreuvestraverséesparl’ins-
titutionàcetteépoque-là.La loitravail d’abord,
avec ses manifestations qui dégénèrent.«Ilyaeu
un virageavec la loi El Khomri:l’agressioncontre
les forces de l’ordreest devenue lecommun de l’ac-
tion,arguePascal, l’un des grandspatrons.Dans
les années 1970, ilyavait une grande violence,
mais elle étaitcanaliséeetidéologisée.Quandon
sifflait la fin du match,c’étaitclair.Aujourd’hui
il yaune légitimitéàcontester le policieràcause
de sa supposée violence.»Le18 mai, unevoiture
de service,avec deux agentsàsonbord,est incen-
diéeparplusieursindividusàl’aide d’un fumi-
gène, quai deValmy, àParis.Lefonctionnaireau
volantsortduvéhicule etfait faceàunhomme
cagoulé qui luiportedescoups violents.Avec sa
collègue, ils finissentpar prendrelafuite, laissant
l’habitaclequi s’embrase derrièreeux.
L’ affrontement, filméparplusieurscaméras ama-
teurs, provoque laconsternation ettourne en
boucle surtoutes leschaînes d’infoencontinu. À
l’époque, lechocest profond. Depuis, le public
s’est accoutuméàsadose hebdomadaired’images
incendiaires. Enregardantenarrière, la hiérarchie
policièreestime que l’épisode decontestation de
la loi travail était une étapeannonciatrice, qui
portait en elletous les germes de la violencedu
mouvementdes«gilets jaunes ».
Unmois après le quai deValmy, l’institution est à
nouveau traumatisée,parleterrorismecettefois-
ci, et de manièrepresque intime.ÀMagnanville
(Yvelines), le 13 juin,Jean-BaptisteSalvaing,com-
mandantdepolice, etJessicaSchneider,adjointe
administrative, sontassassinésàl’arme blanche à
leur domicile, devantleur fils de3ans et demi.Le
meurtrier,Larossi Abballa, qui serevendique de
l’organisation Étatislamique, est abattuparle
RAID quelques minutes plustard.Àcejour,l’en-
quêten’apasréussiàdéterminer précisément
commentleterroristes’est procurél’adresse du
couple defonctionnaires.L’ attaque est un élec-
trochoc.«Magnanville, c’est la peur dansce
qu’elleadeplus insidieux.Vous imaginez?Être
effr ayéquand onrentrechez soi,c’estl’hor-
reur...»,confie Clémence*,capitaine dans le
mêmedépartement.Untaboutombedans la
police:l’arrêtéqui autorisait les agentsàrentrer
chez euxavec leur arme de service, uniquement
dans le cadredel’étatd’urgence, est prolongé
indéfiniment.Unemesureréclamée de longue
dateparles puissantssyndicats de la maison.
Dans lesrangs, lesavis sontpluspartagés.
Nombreux sontceux qui,comme Clémence, ont
ramené leur Sig Sauerchez eux au début,avant
derenoncer :«J’ai desenfants, je ne veux pas
avoir d’armechez moi,ildoit yavoir des bar-
rières entrelamaison et le boulot.»
Lamesureest même accusée d’avoir des effets
dévastateurs, alorsque le nombredesuicides


dans lapolicen’a jamais étéaussi élevédepuis
1996, année noireavecses 71 décès.Àlafindu
mois d’octobre2019, 54policierss’étaientdéjà
suicidés, soit 19 de plus que sur l’ensemble de
l’année 2018.Faut-ilpour autantétablir un lien
directavec l’autorisation deramener son arme à
la maison ?«Onfait un métier difficile, alors,
quand onrentre chez soi le soir,qu’onades idées
noires et que l’arme est justelà... C’est stupide,
cetteautorisation,ça détruit des vies, mais on ne
reviendrapas dessus parce que personnen’aurale
courage de prendrecerisque »,assurePhilippe*,
uncommissairedivisionnairefataliste.Ausein de
la hiérarchie, le sujet est mis sous leboisseau:la
pression miseparles organisationssyndicales
interdit toutretour en arrière.«Magnanville, c’est
une fracture.Àpartir de là, la sécuritépersonnelle
des agents est devenue la prioritéabsolue,estime
Mathieu Zagrodzki,chercheur associé au Centre
derecherchesociologique sur le droit et les ins-
titutionspénales.Tenez, prenezcespoliciersdans
la rue.»Dudoigt, il désigne troisfonctionnaires,
holsteràlacuisse, gilets«tactiques»saillants, qui
patrouillentdansunerue du quartier
MontparnasseàParis.«Aujourd’hui,lepolicier du
quotidien estmuni d’un équipementqui aurait été
réservé auRAID ilyavingtans. Ça complique
forcémentlerapportave clapopulation.»

2016


toujours, le8octobre.Ànou-
veau desvéhicules depolice
sontattaqués,àViry-Châtillon
(Essonne)cettefois-ci.Un
grouped’une dizaine de jeunes s’en prendàdeux
voitures en surveillance,àcoups debarredefer
et decocktails molotov.Deuxfonctionnaires sont
gravementbrûlés.Lascèneatout du guet-apens
organisé,avec despoliciersciblés.Nombreux
sontceux qui habitentenbanlieueparisienne à
craindredésormaispourleursécuritéperson-
nelle.Laplupartdes agentsrencontrésfont
désormais profilbasquantàleur profession.«La
fiertéd’être policier au sein de la citéadisparu,
constateamèrementÉricMorvan, le directeur
général de lapolicenationale.Beaucoup d’entre
euxont peur aujourd’hui ,notammentpourleurs
enfants.Avant, êtrefils de flic,ça donnait un statut
dans lacour derécré.Aujourd’hui,onleur
demande de lecacher.»Ausein de lapolice
explose égalementlesentiment–déjà largement

partagé–que la justiceest trop laxisteavecles
jeunes des quartierssensibles. LaMobilisation
despoliciersencolère(MPC), quibouscule la hié-
rarchie et l’assise dessyndicats établis, émerge
sur les braises decetteaffaire.Pour la première
fois depuis longtemps, despoliciersmanifestent
leur mécontentementendéfilant, notamment
sur les Champs-Élysées. Et depuis, les guets-
apens ontcontinué,commetoutrécemmentà
Chanteloup-les-Vignes etàMantes-la-Jolie.
«Lavérité, c’est que quand le mouvementdes
“gilets jaunes” arrive, la policeest déjà gravement
malade, ilyades conditions de travail dégradées,
les millions d’heures sup qui ne sontpas payées.
C’était sûr queça allait craquer »,assureSophie*,
gardienne de lapaix croiséeàla«marchedela
colèrepolicière»,le2octobredernier.Le
ministredel’intérieur Christophe Castaner s’est
bienengagésurlaquestion des moyens –
3,5 millions d’heuressupplémentaires (surles
quelque 50 millions cumulées) doiventêtre
réglées d’ici la fin de l’année et 10 000postes de
policiersetgendarmes sontpromisavantlafin
du quinquennat.Mais les agents ontleplus sou-
ventl’impression d’écoperl’eaupour maintenir
lerafiotàflot.Lajeunepolicière, originairede
l’est de laFrance, s’est engagée après l’attaque
de larédaction deCharlieHebdo.«Cequi est sûr,
c’est qu’ilyaun très grand décalage entr el’idée
qu’on sefait du boulot et laréalitéduterrain »,
lâche-t-elle.Quand on lui demande si ellerefe-
rait le mêmechoix aujourd’hui, après une année
àenchaîner lesweek-ends de«gilets jaunes »,
elle oppose un grand silence.«Lemouvement
des “gilets jaunes” nousafait très mal,concède
ÉricMorvan.La policeapayéleprix fort d’une
remise encause plusgénéralisée desfondements
de l’ordrerépublicain.»
Àlacontestation sociale s’ajouteledébat,abrasif,
sur la question des violencespolicières.Accolés,
les deux mots ontlepouvoir de cabrern’im-
portequelpolicier.Etcemalgrélesmultiples
personnes éborgnées, les mutilationsavérées et
les nombreux cas de dérapages étayés.Ausein
de l’institution,chacun safaçond’enparler.
Florilège.Ledéni :«Jeréfutetotalement
le terme. »(BrigitteJullien,patronne de
l’inspection générale de lapolicenationale) ;
l’euphémisme :«Jen’aimepas l’idée derrièreces
termes, qui peut laisser penser

“Beaucoupdep oliciers
ontpeur aujourd’hui,
nota mmentpourleurs
enfants.Avant,êtr efils
de flic,ça donnait un statut
dans lacour de récré.
Aujourd’hui,on le ur

demande dele cacher.”
éric Morvan, directeur général
de lapolice nationale

(suite page 51)

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