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Vendredi 29 novembre 2019
Critiques| Littérature|
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Phénomènes invisibles
Auteure déjà de deux livres consacrés à sa reconversion
« dans les vignes » (au Rouergue), l’ancienne journaliste de
Libération laisse ses pensées courir les anges dans cette brève
rêverie sur l’art et la manière « d’élever » le vin. L’expression
de « part des anges », qui a donné à Ken Loach un titre de
film, vient des distilleries de whisky ; elle désigne la part
d’alcool qui s’évapore au sein même des fûts hermétique
ment fermés. Œnologues et tonneliers parlent plutôt de
« consume », jouant du même phénomène invisible tout au
long de la vinification, dans le silence des chais traversé des
mondes et des anges. Catherine Bernard approche cette part
du mystère dans la vinification sur la pointe
des mots, non sans rappeler que le mystère de
ce qui dans le même temps échappe et constitue
est tout aussi entier lorsqu’il s’agit « d’élever »
des enfants. Rêvant à son tour, le lecteur
manquerait difficilement d’élargir le question
nement à tout acte de création : peutêtre estce
le jeu avec cela même qui lui échappe, le secret
de sa réussite.b. le.
Ma part des anges, de Catherine Bernard,
Les Ateliers d’Argol, 86 p., 15 €
Olivier Barbarant, fervent vivant
« Or qu’estce que la vie entière perdue dans l’océan de l’éternité,
sinon “un grand instant”? » : c’est à Vladimir Jankélévitch (La
Mort, Flammarion, 1966) qu’Olivier Barbarant emprunte le
titre de son huitième recueil, Un grand instant, tout juste
récompensé par le prix Apollinaire. Une vie, donc. Il est né
en 1966, au « mitan d’un siècle ». Si l’on reconnaît sa voix dans
ce beau recueil, la variété des formes poétiques – versets,
proses, distiques, sonnet – fait de ces souvenirs des « tissus
d’Arlequin ». Un parcours sensoriel, depuis un village de
l’Aisne. « Au moment de mourir quels seraient les instants/ que
j’aurais à revoir ?/ une grange d’enfance/ gorgée de mira
belles » ; le museau d’un renard ; une rivière « d’où jaillit/ toute
une vie : des gouttes d’eau, un peu de perle ». Ferveur des
amours de jeunesse, remémoration des étreintes : plusieurs
prénoms masculins, mais une femme unique, Bérénice – « A
celle qui fut la danse. » S’il a luimême vieilli, il est fidèle à ses
désirs. Admirateur de Colette, « il ne croit pas à l’art sans le
corps ». L’ironie tempère le lyrisme. Et les versets d’un poème,
Le Dernier Aveu, préfèrent à la grandiloquence « ce pauvre
fantôme d’un chant qui ne sera jamais que l’ombre/ de celui
que l’on porte en soi ».
Spécialiste d’Aragon (il a dirigé l’édition de ses
Œuvres poétiques dans « La Pléiade », 2007), Barba
rant affirmait, dans Je ne suis pas Victor Hugo
(Champ Vallon, 2007) : « Un homme n’est pas fait
que du temps intime. » L’histoire, ici, rappelle le
décompte des migrants qui ont traversé des mers.
Mais elle n’éclipse pas le destin des poètes, de
l’éblouissement à la perte.monique petillon
Un grand instant, d’Olivier Barbarant,
Champ Vallon, 138 p., 16 €.
Hommes qui basculent
L’ombre goguenarde de Philippe Muray (19452006) plane sur
ce recueil de nouvelles, dans lequel l’écrivain et polémiste
s’offre une courte apparition (« La fin du monde tombe un
1 er mai »). Ainsi eston prévenu : dans Nous autres, il ne s’agira
pas pour JeanPierre Montal de dire le plus grand bien du pro
grès. Mais si certains textes moquent les mots de l’époque ou
la place des réseaux sociaux dans nos vies, ce sont les fêlures
de ses personnages qui intéressent d’abord l’écrivain (auteur
de deux romans) et éditeur (cofondateur de Rue Fromentin).
Il suffit de presque rien – un bruit dans l’immeuble, un ami
qui reste évasif sur ses vacances, les commentaires d’un lec
teur dans les marges d’un livre d’occasion – pour que l’exis
tence de ces hommes bascule, révélant leur solitude et leurs
angoisses. D’une phrase élégante et avec un sens certain de la
formule (« le hasard, qui avait pourtant le choix, se fit alors vi
cieux »), JeanPierre Montal écrit sur la nuit, sur les
secrets ou sur l’« amitié un peu paternelle comme il
en existe parfois entre des hommes de générations
différentes ». Mélancolique et narquois, il ausculte
des êtres qui admirent, dans les films de
JeanPierre Melville, « ces hommes mutiques,
marchant avec une raideur de spectre dans
des villes malheureuses », mais qui titubent et
parlent trop.raphaëlle leyris
Nous autres, de JeanPierre Montal,
PierreGuillaume de Roux, 220 p., 18 €.
La déraison douce de Françoise Henry
C’est un tout petit recueil de nouvelles qui raconte comment
fanent les fleurs et les paroles d’amour. Comment un rien
bouleverse, emporte une journée. Et comment on part en
voyage dans la rue d’àcôté. Pour un peu, la faute à qui ?, on
aurait oublié la très discrète Françoise Henry. Sans gardefou,
son précédent livre, roman fragile, tendu à l’extrême, était
paru en 2013 chez Grasset. L’histoire d’un homme hanté par
ses délires, ses hallucinations, qui disparaissait et qu’une
femme recherchait. Obstinément. Avec Jamais le droit de crier,
elle explore les basculements légers, la déraison
douce, l’imperceptible déraillement. Quelle
sorte vie est donc empaquetée dans les sacs en
plastique que cette femme SDF entasse dans le
chariot qu’elle traîne? A quelle triste aventure
sentimentale ce type qui parle trop fort dans
son téléphone portable metil fin? Ça se lit d’un
souffle. On est content de l’avoir
retrouvée.xavier houssin
Jamais le droit de crier, de Françoise Henry,
The Menthol House, 88 p., 16 €.
Tendres hommages d’un fils aimant
Elie RobertNicoud raconte ses parents artistes et le Pigalle des années 1960. Lumineux
macha séry
L’
un était peintre, l’autre
écrivaine. Il mesurait
1,86 mètre, elle 1,42. Né
de père inconnu, il fut
abandonné par sa mère à l’âge de
4 ans aux portes d’un orphelinat
suisse où les éducateurs le batti
rent comme plâtre. Elle possédait
« un livret de famille dans sa tête
qui remontait à plusieurs siècles »
et manqua se faire rafler en 1942
avec sa famille, des juifs yougos
laves, dans la ville de Lyon où sé
vissait Klaus Barbie. Ils n’étaient
pas seulement « irremplaçables »,
titre du livre que leur consacre
leur fils unique en guise d’ultime
hommage. Ils étaient également
inséparables et moururent à
deux mois d’intervalle en 1996.
Restent de lui des tableaux, en
trés dans les collections perma
nentes de grands musées aux
EtatsUnis, et d’elle des romans,
dont deux furent adaptés au
théâtre par Daniel Mesguich,
ainsi que des essais sur la pein
ture : Soutine ou la Profanation et
Une histoire des femmes peintres
des origines à nos jours (JC Lattès,
1993 et 1994).
Clarisse et Robert Nicoïdski – le
nom d’artiste qu’ils parta
geaient – formaient un couple
bohème. Ils élevèrent Elie Robert
Nicoud dans leur atelier parisien
sis au 11, boulevard de Clichy.
Crâne rasé, oreilles percées avec
un clou rouillé, Robert dissimu
lait par des moustaches montan
tes son nez qu’il avait cassé de
puis ses années de boxeur pro
fessionnel. Viré de l’Ecole des
beauxarts de Genève, cet artiste
intransigeant évolua vers l’abs
traction lyrique. Le succès ad
venu, il refusa les rentes de mécè
nes et se brouilla avec tous les
galeristes. Exception faite de Ro
ger Kowalski, qui exposa sa série
Avortements et qui en vantait les
toiles auprès des clients intéres
sés en prédisant qu’à l’avenir el
les vaudraient moins que leur
prix d’achat initial.
Qu’il s’agisse d’amis ou de voi
sins, les parents d’Elie Robert
Nicoud vivaient environnés d’ex
centriques. Par exemple, la ba
ronne Boutmy, toute vêtue de
noir, qui marchait comme Char
lot ; Clio Loo, perchée au dernier
étage de la pagode du parc Mon
ceau ; le peintre Jacques Albertini,
qui cohabitait avec une momie
inca rapportée du Pérou ; ou Fer
nand Legros, un baratineur désar
genté flanqué d’une Rolls, trafi
quant d’art spécialisé dans les
faux authentifiés, qui en toute sai
son portait lunettes de soleil, Stet
son et manteau en peau de gorille.
Westerns spaghettis
Dans les années 1960, Pigalle,
haut lieu de la prostitution et de
la criminalité, dégageait encore
une aura sulfureuse. Tapineuses,
travelos, malfrats y croisaient
des danseurs mondains et les
boxeurs de l’ElyséeMontmartre.
Le cirque Medrano déployait son
chapiteau à l’angle du boulevard
Rochechouart et de la rue des
Martyrs. La Cigale projetait des
westerns spaghettis aux titres
improbables. « C’était un monde à
la fois familier et répugnant, se
souvient Elie RobertNicoud, que
l’on fréquentait quotidiennement
et qui ne manquait pas de faire un
peu peur. »
Après de nombreux polars pu
bliés sous le pseudonyme de
Louis Sanders, Irremplaçables est
le troisième livre que celuici si
gne sous son vrai nom, et fait
suite à Scènes de boxe (Stock,
2017). « On m’a transmis l’amour
de la boxe comme on transmet
un secret de famille », y confiait
l’auteur, qui entraîne aujourd’hui
sur le ring des jeunes en difficulté.
Ce nouveau livre de souvenirs,
souvent légers, parfois graves
lorsqu’il s’agit des sévices infli
gés aux orphelins helvétiques,
inspire un unique regret. Celui
de n’avoir pu croiser, autrement
que dans ses pages, ces parents
« irremplaçables » auxquels leur
fils adresse la plus tendre des
épitaphes.
irremplaçables,
d’Elie RobertNicoud,
Stock, 184 p., 17,50 €.
Signalons, du même auteur,
la parution en poche de Scènes
de boxe, Rivages, « Noir »,
234 p., 7,50 €.
Amnésique après six mois
d’internement psychiatrique et
d’électrochocs, l’éditeur se fait
écrivain pour recouvrer la mémoire.
« Chocs », sans ménagement
La mauvaise fée
Electricité
de Marc Grinsztajn
bertrand leclair
E
ntre la source d’où il jaillit et l’es
tuaire qui le rend à l’océan du
langage, chargé de tous les li
mons accumulés au rythme de
ses digressions et méandres, tout roman
est un fleuve. Jouant volontiers de l’am
plification burlesque parce qu’il se garde
du pathos qui actionnerait aussitôt les
mâchoires menaçantes de la mélancolie,
Chocs en est un, preuve qu’il n’est pas ré
ductible à une enquête ou un cri de co
lère, sinon qu’il s’agit d’un fleuve en crue
qui véhicule une perte très particulière :
la perte de mémoire.
Sorti amnésique de l’hôpital psychiatri
que où il a passé six mois en raison d’une
crise de mélancolie aiguë, Marc Grinsz
tajn écrit pour oublier qu’il a oublié : il
mène une enquête à double hélice, la pre
mière dénonçant la pratique peu ou prou
aveugle des électrochocs, pudiquement
rebaptisés « cure d’ECT » par la psychiatrie
contemporaine, la seconde visant à re
constituer ce qui, donc, aurait été sa vie au
préalable, une vie d’éditeur qui fut aussi
auteur d’un roman au moins (A l’anglaise,
CalmannLévy, 1995), doublée d’une vie
de famille désormais fuligineuse. On
pourrait dire de certaines pages qu’il écrit
en illuminé, mais il est plus juste de dire
en « fulguré », terme désignant « les victi
mes de la foudre qui ont survécu ».
Dans ce combat pour ranimer une vé
rité, tout ce qui est raconté « est arrivé à
Marc Grinsztajn. Et reconstitué par lui »,
minutieusement, difficilement, y com
pris ses relations avec sa « future ex
femme » et ses amours clandestines :
« Sissi m’a demandé de modifier les lieux
où je la retrouvais avant qu’elle ne quitte
son mari. “Par égard pour ses enfants” »,
mais « cette manipulation ne la protégera
pas. Et je ne peux m’émanciper des docu
ments en ma possession (...). Je suis
condamné à la vérité et au courroux. » Un
homme sans mémoire est un homme
perdu, qui tente ici de se retrouver au
rythme d’un long combat pour obtenir
un dossier médical que l’institution,
pourtant, était légalement tenue de lui
remettre afin qu’il puisse reconstituer les
étapes de son égarement. Sa résistance
fonctionne au courant alternatif : car
au début comme à la fin du roman,
c’est toujours la fée Electricité qui s’invite.
Il semble donc que les fées peuvent,
comme les mères, se montrer bonnes ou
mauvaises, et ce dès le berceau. C’est
l’une des surprises que ménage à son es
tuaire le livre de Marc Grinsztajn, et que
l’auteur luimême encaisse peu ou prou
dans le même temps que son lecteur :
l’électricité a la bonne idée de boucler la
boucle de la plus précieuse des manières
en termes d’efficacité romanesque, mais
sans ménagement. Peu après la mort de
sa mère longtemps détestée (cela, il s’en
souvient), l’auteur errant dans la maison
familiale est en effet tombé sur un bref
manuscrit dans lequel son père a consi
gné sa guerre d’Algérie : s’il est rentré d’Al
gérie handicapé, meurtri et violent, il le
devait à « son refus des décharges électri
ques [qui ont] bousillé sa vie et, bientôt, la
nôtre, au moins autant que mitrailleuses
et mortiers ».
Né en 1935, ayant réussi à passer « toute
l’Occupation à échapper au gaz », il avait
d’abord été instituteur dans les Aurès.
Quand la torture s’est invitée dans le vil
lage où il exerçait, et plus précisément
dans son école, la nuit, il a refusé de conti
nuer à enseigner le jour à des enfants
dans une salle où les tortionnaires pas
saient la nuit à forcer la parole de leurs
oncles ou de leurs frères aînés à grands
coups de Gégène. Aussitôt muté, devenu
« éclaireur de pointe », il l’est resté très
peu de temps avant qu’un infirmier « ra
masse les morceaux, qu’on a passé quel
ques années à recoller tant bien que mal ».
Trois cent et quelques pages plus tôt,
c’estàdire six décennies plus tard, son
fils héritait d’un tout autre combat
contre l’autoritarisme électrifié de psy
chiatres persuadés d’agir pour un bien.
Certaines pages, le froid vous saisit le bas
du dos, quand l’auteur décrit les patients
réduits à l’état de zombies par les médica
ments ou quand il rapporte les menaces
dont il a fait l’objet, alors qu’il refusait les
soins proposés, d’être transféré dans
l’ancien asile de Charenton de sinistre
mémoire, rebaptisé Esquirol sans rien
perdre à sa tradition : « Làbas, vous serez
attaché et nourri de force. » Reste qu’écrire
peut libérer la chance : celle de créer un
roman aux allures de tonneau des Da
naïdes qui réussit pourtant à prendre son
envol et emporter avec lui le lecteur. A
croire que le vol de sa mémoire aura
donné des ailes à Grinsztajn, et ce ne sont
pas celles d’un ange ahuri par les médica
ments, fort heureusement.
chocs,
de Marc Grinsztajn,
Grasset, 384 p., 22 €.
EXTRAIT
« Avec Sissi aussi, nous sommes passés directement à l’atelier d’écriture.
“Par exemple, tu n’es pas venu me voir régulièrement en Amérique du Sud
en 2007. Transpose. Ecris que tu étais amoureux d’une femme qui avait suivi
son mari aux EtatsUnis et raconte tes voyages à Fargo.
- Mais je ne connais pas Fargo. Je ne peux pas tout inventer.
- Puisque tu ne te souviens de rien, tu devras tout inventer (...).”
Inutile de lui répéter que j’ai conclu en ouverture de ce livre un contrat de véri
diction psychiatrique. Que pour que le lecteur soit assuré que l’auteur a bien
subi des chocs et qu’il souffre réellement des trous de mémoire décrits, tout le
reste doit être également vrai. A l’exception des amplifications burlesques
dont j’ai parlé. (...) Conformes à mon ethos poétique et à la volonté d’échapper
au pathos qui pourrait me replonger dans la mélancolie. »
chocs, pages 307308
On pourrait dire de certaines
pages que l’auteur écrit en
illuminé, mais il est plus juste
de dire en « fulguré », terme
désignant « les victimes de la
foudre qui ont survécu »