Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

VI u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi^25 Novembre 2019


Une vision du monde


Pierre Musso
philosophe, professeur
en sciences de l’information
et de la communication
à l’université Rennes-II

«L’industrie


et le progrès


restent liés»


L’


industrie et le pro-
grès sont deux mots,
deux idées, deux idé-
aux, qui ont eu destin
lié durant ces deux derniers siè-
cles. Ces deux mots, consta-
tons-le, ont peu à peu disparu du
langage politique et de la réalité
de la vie des Français, laissant la
place à une société prétendument
de services, apparemment socia-
lement correcte, ayant «réussi» à
effacer les cheminées, les bleus de
travail, les tabliers, et la pénibilité
de ­métiers jetés aux oubliettes
pour le bonheur de tous, mais
ceci est une fable.
Il y a un lien fort entre le senti-
ment de déclin que connaît au-
jourd’hui la France et l’industrie.
C’est si vrai que lorsqu’on évoque
le déclassement de tel ou tel terri-
toire, le moment de rupture évo-
qué est souvent la fermeture de
l’usine. La simple vue de la carte
de la France industrielle au
XXe siècle le démontre : bien sûr,
les bastions du Nord et de l’Est ont

marqué les esprits, notamment
l’histoire sociale, mais l’industrie
s’est progressivement diffusée
dans l’ensemble du pays, avec un
maillage de petits établissements
de moins de 50 salariés, souvent
situés dans le périurbain, et aussi
des zones rurales et de montagne,
notamment dans ma chère région,
l’Occitanie.
L’industrie est ainsi devenue
un point de repère, celui du travail
et donc de la prospérité, un point
de rencontre, celui du destin
­personnel lié à celui d’un collectif,
enracinant ces métiers au plus
profond du pays et des conscien-
ces. L’ouvrier, dans ces territoires,
était un homme ou une femme,
respecté pour son savoir-faire.
Comme le paysan qui travaille
sa terre, il était reconnu pour son
geste technique, transmis de gé-
nération en génération. Un geste
utile, porteur de sens, de fierté et
de collectif, bien loin de «l’ubéri-
sation» et de la solitude qu’elle
­génère, tant professionnellement
que socialement.
Pour la France, comme pour l’Eu-
rope, le défi industriel est un défi
d’avenir. En termes d’emplois,
d’abord et avant tout, après que

notre pays a vu la disparition
­entre 1975 et 2015 de la moitié de
ses emplois industriels. Il n’y a là
aucune fatalité. Il nous faut
­retrouver ce volontarisme poli­-
tique qui a donné naissance à nos
grandes réussites industrielles.
Nous le voyons en Occitanie,
l’une des rares régions qui conti-
nue à créer des emplois indus­-
triels, où les réussites sont nom-
breuses : ­citons Airbus, bien sûr,
et ses sous-traitants irriguant tout
un territoire, mais aussi CAF et
Alstom près de Tarbes, les bassins
de ­Figeac, d’Alès, Béziers, du Gard
rhodanien ou Pamiers par
­exemple, ou des PME comme Steel
Electronique, dans mon village
de Martres-Tolosane, au pied
des Pyrénées, spécialisée dans
la fabrication d’équipements
­embarqués sur des satellites
­d’observation.
Je le crois : les lendemains pour-
raient bien réenchanter l’indus-
trie. D’abord avec l’opportunité
constituée par la transition écolo-
gique et énergétique et la néces-
sité de mettre en place de vérita-
bles filières d’avenir comme la
chimie verte, l’éolien flottant, l’hy-
drogène vert ou le véhicule de de-
main, avec des emplois fortement
qualifiés et un investissement
sans précédent en matière de re-
cherche au service de la planète...
Ensuite, parce que la mondialisa-
tion est à bout de souffle, et que la
fin des «pays usines» se profile,
tant la circulation des marchandi-
ses a un impact sur le climat. Oui,
au XXIe siècle, l’industrie et le pro-
grès ont bien, une nouvelle fois,
destin lié et un avenir.•

Carole Delga
présidente de la
région Occitanie

Forum


A


vant d’être un phénomène
historique qui a bouleversé
l’histoire de l’humanité il y a
deux siècles, l’industrie est
une conception du monde, celle de l’Eu-
rope et de l’Occident. Cette vision, que
j’appelle l’«industriation», pour la distin-
guer de l’industrialisation, a été élaborée
en Europe depuis le Haut Moyen Age,
avant d’être formulée à la fin du siècle des
Lumières et de s’accomplir dans la grande

industrie. Elle a mijoté dans les monastè-
res, les manufactures, les usines puis les
entreprises. Plusieurs fois remaniée, cette
vision s’est réalisée à l’occasion de diver-
ses «révolutions industrielles». La pre-
mière eut lieu au XIIIe siècle avec l’hy-
draulique, une ­autre à la Renaissance avec
la science ­moderne, et depuis le XIXe siè-
cle une série de mutations se déroule avec
la mécanisation, l’électrification et l’infor-
matisation.
Que veut dire industrie? Etymologique-
ment, cela signifie projeter à l’extérieur
ce que l’on a conçu, soit extérioriser le
­génie intérieur pour construire. Le terme a
pris au cours de l’histoire divers sens pour
dire l’habileté, le métier, un secteur d’acti-
vité et une entreprise industrielle. L’in-
dustrie n’est pas simplement un secteur

d’activité distinct des services et de l’agri-
culture. Sauf à être réduite à la mécani-
que, elle n’est pas en voie de marginalisa-
tion. Au contraire, l’industrie devient une
­hyperindustrie numérique et transversale.
Elle définit l’ensemble des activités
­conceptrices et productrices de la société.
La vision industrialiste a été forgée en Eu-
rope avec la réforme grégorienne
du XIIe siècle. Une première formulation
en est donnée par le philosophe et chance-
lier d’Angleterre Francis Bacon, pour qui
il faut «triompher de la nature par l’indus-
trie», et par Descartes, qui invite à devenir
«comme maîtres et possesseurs de la na-
ture». Ce n’est qu’au XIXe siècle que la
science, les techniques et l’industrie se
­ficellent en un mélange explosif. Pour y
parvenir, il fallait concevoir que la techni-

que «applique» la science et l’industrie au
nom du «progrès». Cette vision, associée à
la naissance de l’économie politique, peut
être résumée par l’affrontement vers 1750
entre quelques géants : d’un côté les Lu-
mières écossaises conduites par David
Hume et Adam Smith, qui plaident pour
l’industrialisation, et de l’autre le solitaire
Rousseau qui critique le progrès, réserve
la science aux savants et considère que la
technique est un mal-remède. Après la Ré-
volution française, l’industrialisme est
l’objet d’une véritable foi partagée par les
socialistes et par les libéraux. Dominer la
nature par la science et par le travail au
nom du progrès, pour transformer le
monde et l’histoire, tel est le credo de cette
religion industrielle. Aujourd’hui, cette vi-
sion vacille car sa clef de voûte, le mythe
du progrès, est en question. La puissance
techno-industrielle s’accompagne d’une
perte de sens. Or l’histoire enseigne que
toute métamorphose industrielle ne va
pas sans un ­nouvel imaginaire et sans
une pensée neuve. Ce chantier s’ouvre.•

Finition d’une pale d’hélice d’un avion de transport régional à
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