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VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019 international| 5
Juncker : « L’Europe a l’obligation d’être un pouvoir »
Le président de la Commission conteste la façon dont a été désignée sa successeure, Ursula von der Leyen
ENTRETIEN
bruxelles bureau européen
C
e jeudi 7 novembre, dans
son bureau de Bruxelles,
JeanClaude Juncker,
bientôt 65 ans, se dit
éreinté. « Je ne peux pas continuer à
travailler 17 heures par jour, c’est
pour cela que je ne voulais pas d’un
second mandat », confietil. Il doit
céder sa place à Ursula von der
Leyen, le 1er décembre en principe.
Le collage que lui ont offert ses
commissaires pour son départ,
avec des photos et des petits mots,
trône à côté de son bureau. Il y a
aussi une boîte noire, que lui a of
ferte Thierry Breton il y a long
temps, et qui contient, explique
til, un téléphone que personne ne
peut écouter. Et il sort de sa poche
un vieux Nokia avec un numéro
luxembourgeois, qu’il utilise,
ditil, pour appeler en toute sécu
rité Emmanuel Macron, Angela
Merkel ou Donald Trump...
Quels sont les pire et meilleur
souvenirs du président
de la Commission
au bout de cinq années?
Le pire, l’effort presque surhu
main que j’ai dû accomplir pour
garder la Grèce au sein de la zone
euro. J’ai subi de fortes pressions, y
compris de chefs d’Etat et de gou
vernement, pour l’éjecter mais,
me référant aux traités que je suis
l’un des derniers à connaître, j’ai
rappelé que la Commission était la
garante de l’intérêt général et
qu’un « Grexit » entraînerait la dé
composition de la zone euro. Fran
çois Hollande m’a beaucoup aidé,
mais vous en dire plus m’oblige
rait à dire du mal de trop de per
sonnes. Deux de mes échecs fu
rent sans doute l’impossibilité de
conclure un accordcadre avec la
Suisse et de réunifier l’île de Chy
pre, qui était l’une de mes ambi
tions, un peu folles, de départ. Plus
généralement, et même si ce ne
fut pas mon échec personnel, je re
grette que nous n’ayons pu ac
complir davantage de progrès
dans le domaine de la migration.
Le meilleur souvenir? Le succès
du Plan Juncker d’investisse
ments, que plus personne ne bap
tise ainsi, précisément parce qu’il
a été un succès... On parle donc du
Fonds européen d’investissement
stratégique. Je suis aussi assez con
tent d’être parvenu à m’entendre
avec Donald Trump, à Washington
le 25 juillet 2018, quand nous
avons pu conclure l’armistice de la
drôle de guerre commerciale qui
pointait son nez. J’ai pu construire
avec Trump une relation disons,
adéquate ; il a fini par comprendre
et permettre ce qui ne fut sans
doute pas un succès, mais pas non
plus un échec.
Vous partagez beaucoup d’idées
avec Emmanuel Macron sur la
manière dont l’Europe doit évo
luer. On a pourtant décelé chez
vous de l’agacement à son égard...
Nous n’étions pas concurrents.
Son discours de la Sorbonne, en
septembre 2017, et mon discours
sur l’état de l’Union, quelques
jours plus tôt, étaient très proches.
Le mien allait plus loin, mais la
presse française n’a retenu que le
sien tandis que la presse alle
mande tentait de l’opposer à la
prétendue timidité de Mme Merkel.
Quelques jours plus tard, un Con
seil européen a endossé mon dis
cours, et cela m’a suffi.
Estce à dire qu’il est difficile
d’incarner l’Europe? Vous avez
proposé naguère de supprimer
la présidence du Conseil...
Oui, j’avais en fait évoqué la fu
sion des fonctions de président
du Conseil [qui rassemble les Etats
membres] et celle de la Commis
sion. Cette idée n’a pas été rete
nue. Même mon ami Donald Tusk
convient qu’il exerce une fonc
tion à temps partiel.
Les Etats membres semblent
avoir repris la main,
par exemple pour la nomina
tion de celle qui doit vous suc
céder, Ursula von der Leyen...
Moi, j’ai voulu dire aux chefs
d’Etat et de gouvernement : « Je ne
suis pas votre esclave. » Un prési
dent de la Commission doit rester
un homme libre et pouvoir dire
non. J’apprécie beaucoup Mme von
der Leyen, qui sera une excellente
présidente, mais le processus qui
a conduit à sa nomination n’avait
pas ma préférence. Je reste favora
ble au système des « Spitzenkan
didaten » [la tête de liste de la for
mation politique qui a gagné les
élections européennes préside la
Commission], qui a prévalu en
2014 et qui représentait un petit
progrès démocratique. On a re
noncé à ce système, dont les chefs
d’Etat, qui n’aiment pas les par
tis européens, ne voulaient plus,
tandis que le Parlement européen
n’a pas su reprendre son rôle et af
firmer qui devait, selon lui, deve
nir le président.
C’est donc, selon vous,
Manfred Weber,
tête de liste du PPE qui aurait
dû présider la Commission?
Berlin avait proposé que
Mme von der Leyen – que la plu
part des chefs d’Etat ne connais
saient pas – devienne la future
Haute représentante. M. Macron,
qui soutenait Frans Timmer
mans, a proposé qu’elle soit la
présidente de la Commission
pour éviter que Mme Merkel perde
la face. Et le Conseil a ensuite
outrepassé ses compétences en
imposant à Mme von der Leyen
deux premiers viceprésidents :
Margrethe Vestager et Frans Tim
mermans. Je n’aurais jamais ac
cepté cela et j’ai refusé qu’on
m’oblige à attribuer tel ou tel por
tefeuille à tel ou tel pays.
Votre conception du rapport
entre la Commission et les
Etats membres atelle évolué?
Il y a longtemps que je ne parle
plus des « Etats unis d’Europe »,
notion qui ne récolte pas l’adhé
sion. L’Etat national reste une ré
férence, pas seulement géogra
phique, pour les peuples. Mais il
faut comprendre que ces nations
doivent collaborer. J’espère donc
que le patriotisme sera double à
l’avenir : national et européen.
Dans le bilan, vous ne parlez
pas du Brexit...
C’est d’abord un échec pour
nos amis britanniques. Mais il
n’y a pas de gagnant dans cette
affaire et notre croissance en
souffrira aussi.
Le résultat du référendum
continue de vous étonner?
Non, j’avais parié sur le succès
des Brexiters. Si pendant quatre
décennies, on dit à un peuple que
le seul intérêt d’appartenir à
l’Union est commercial, il ne faut
pas s’étonner que le jour du scru
tin une majorité s’en souvienne.
Avant le référendum, j’avais con
clu un accord avec David Came
ron [portant en particulier sur des
dérogations au statut des tra
vailleurs européens résidant au
RoyaumeUni]. Mais ce compro
mis n’a jamais été expliqué du
rant la campagne et Cameron
m’avait demandé de ne pas inter
venir, m’affirmant que j’étais plus
impopulaire encore dans les îles
que sur le Continent. Je me suis
donc tu, et je regrette cette faute,
car nous étions les seuls à pouvoir
rétablir la vérité.
L’Europe atelle vocation à de
venir une véritable puissance?
Elle a l’obligation d’être un pou
voir et de peser sur les affaires du
monde. Mais elle n’a, pas plus que
d’autres, vocation à diriger le
monde et nous devons être cons
cients que nous perdons du pou
voir. Nous sommes le plus petit
continent, avec 5,5 millions de
km². Et nous sommes, certes, la
deuxième puissance économi
que mondiale, derrière les Etats
Unis. En termes démographi
ques, nous ne représenterons
plus que 4 % de la population
mondiale à la fin du siècle, pour
25 % au début du XXe. Dans ce
contexte, les nations d’Europe
n’ont pas d’autre choix que de re
grouper leurs efforts. L’heure
n’est pas à la division, même les
plus grands pays n’existeront plus
s’ils ne partagent pas une solida
rité européenne...
Avant de changer l’intitulé
de ce portefeuille, Mme von der
Leyen a d’abord parlé de
« protéger notre mode de vie
européen », c’est maladroit?
Oui. C’est poétique, mais cela ne
veut rien dire. L’Europe ne doit
pas redevenir une forteresse alors
qu’elle est l’adresse naturelle pour
ceux qui fuient des situations que
nous ne connaissons plus.
La montée des populismes
demeure un risque pour la
construction européenne?
Les jeunes de 20 ans ne connaî
tront bientôt plus personne qui ait
vécu la guerre et la mémoire s’es
tompe. Les livres d’histoire ne suf
firont pas pour convaincre de la
nécessité de l’Europe. Même dans
les familles politiques tradition
nelles, les propos des populistes
trouvent une caisse de résonance.
Cela m’inquiète. Même en France,
on dit aujourd’hui des choses
qu’on pensait ne plus pouvoir dire.
J’invite toujours ma famille politi
que à ne pas imiter les populistes
et à ne jamais discuter avec l’ex
trême droite et les partis du rejet.
Quelle sera la suite pour vous?
Des Mémoires, des conféren
ces, le retour à Luxembourg?
Tout cela, oui.
propos recueillis par
virginie malingre
et jeanpierre stroobants
Le président de la Commission européenne, JeanClaude Juncker, à Bruxelles, le 30 octobre. FRANCISCO SECO/AP
« Un président
de la Commission
doit rester
un homme libre
et pouvoir dire
non »
JEAN-CLAUDE JUNCKER
A Berlin, le président AfD d’une commission du Bundestag est démis
Tous les groupes politiques allemands, hormis le sien, ont considéré que l’attitude de Stephan Brandner était incompatible avec sa fonction
berlin correspondant
C
ela n’était jamais arrivé.
Pour la première fois de
puis la naissance de la Ré
publique fédérale d’Allemagne,
en 1949, un président de commis
sion parlementaire a été destitué.
Membre du parti d’extrême
droite Alternative pour l’Allema
gne (AfD), Stephan Brandner a été
démis de ses fonctions à la tête
de la commission de la justice
(Rechtsausschuss) du Bundestag,
mercredi 13 novembre, après une
série de provocations considérées
par l’ensemble des autres groupes
politiques comme incompatibles
avec ses responsabilités.
La dernière date du 31 octobre. Ce
jourlà, le député de Thuringe, âgé
de 53 ans, a publié un tweet quali
fiant de « salaire de Judas » la Croix
fédérale du Mérite récemment re
mise par le président allemand,
FrankWalter Steinmeier, au chan
teur Udo Lindenberg, activement
engagé contre l’extrême droite.
Une expression à connotation an
tisémite évidente, ont estimé plu
sieurs responsables politiques.
Deux semaines plus tôt,
M. Brandner s’était exposé à des
accusations de même nature
après avoir relayé un tweet posté
par un anonyme au lendemain de
l’attentat contre la synagogue de
Halle (SaxeAnhalt). L’auteur du
message s’étonnait que « les politi
ciens [aillent] mettre des bougies
dans des synagogues et des mos
quées », alors que la passante tuée
devant la synagogue de Halle était
« une Allemande amatrice de mu
sique populaire » et que l’homme
assassiné peu après à l’entrée d’un
restaurant turc était « un Alle
mand de sang ». Proche de Björn
Höcke, chef de l’AfD en Thuringe
et leader de l’aile radicale du parti
d’extrême droite, M. Brandner n’a
jamais caché son goût pour ce
qu’il appelle « le parler clair et le
parler vrai ». A l’époque où il était
membre du Parlement de Thu
ringe, entre 2014 et 2017, cet avocat
au verbe haut s’était fait rappeler à
l’ordre une trentaine de fois par le
bureau de l’assemblée à cause de
ses propos insultants. Par exem
ple quand il avait livré sa défini
tion d’une famille syrienne type :
« Un père, une mère et deux chè
vres. » Quand il avait comparé les
manifestants présents à l’un de
ses meetings aux SA de l’époque
nazie. Ou quand il avait déclaré
qu’Angela Merkel, en raison de sa
politique d’accueil des réfugiés,
méritait d’« aller en taule ».
Après les élections législatives
du 24 septembre 2017, marquées
par l’entrée de l’AfD au Bundestag
(12,6 % des voix, 92 députés), le
parti d’extrême droite avait décro
ché trois présidences de commis
sion sur vingttrois. Dans les trois
cas, il avait choisi des personnali
tés particulièrement clivantes
pour le représenter. Ce fut le cas de
Stephan Brandner à la commis
sion de la justice. De l’économiste
Peter Boehringer, amateur de
théories conspirationnistes et
connu pour ses violentes diatribes
antieuro, qui fut élu président de
la commission du budget. Ou en
core de Sebastian Münzenmaier,
placé à la tête de la commission du
tourisme alors qu’il avait été con
damné à deux ans de prison avec
sursis pour complicité de coups et
blessures volontaires lors d’une
rixe entre supporteurs de football.
« Signal clair contre la haine »
A part les six députés AfD mem
bres de la commission de la justice,
les représentants de tous les autres
groupes – trentesept élus – ont
voté, mercredi, pour la destitution
de M. Brandner. Une décision qua
lifiée de « signal clair contre
l’outrance et la haine », s’est félicité
le conservateur JanMarco Luczak,
porteparole de la CDUCSU au
sein de la commission, juste après
le vote. Quelques minutes plus
tard, M. Brandner a tenu un bref
point presse, lors duquel il s’en est
pris à la « coalition des vieux par
tis » prêts à tout, selon lui, pour
museler l’AfD. Debout à sa gauche,
Alexander Gauland, coprésident
du parti d’extrême droite et de son
groupe parlementaire, a qualifié la
décision d’« insulte à la démocra
tie », tout en contestant la pré
sence de toute connotation antisé
mite dans l’expression « salaire de
Judas » utilisée par son collègue :
« Judas et les Juifs n’ont rien à voir
entre eux. On est ici vraiment dans
le n’importe quoi! », s’est agacé
M. Gauland. « Une question totale
ment idiote », a renchéri, à ses cô
tés, Alice Weidel, l’autre coprési
dente du groupe, étouffant un pe
tit rire et levant les yeux au ciel.
thomas wieder
Il avait qualifié
de « salaire
de Judas » la
remise d’un ordre
du Mérite
à un chanteur
engagé contre
l’extrême droite