Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1

teur Cyril Dion, initiateur avec Pierre
Rabhi du mouvement des«colibris »,
soutient aujourd’hui publiquement les
«gilets jaunes»etexplique qu’il ne croit
pas du tout en la capacité des institutions
actuellesàsetransformer pour résoudre
la crise écologique.


L’ urgence sociale rencontre une
urgence écologique chaque jour plus
criante. Les slogans d’Extinction Rebel-
lion et son logo–unsablier dans un cer-
cle figurant la planète–résument la situa-
tion:letemps presse. En son sein, des
débats ontlieusurunesortieducapita-
lisme et de la civilisation industrielle. De
nombreux militantssouhaitent aller plus
loin dans l’action directe et ont développé
une critique des fausses solutions. En
témoignent les vives critiques adressées
au groupe de M. Maxime de Rostolan,
le fondateur des«fermes d’avenir », qui
promeuvent une agriculture bio, mais
productiviste et soutenue par des multi-
nationales de l’agroalimentaire. Le fes-
tivalL’ An zéro, qu’il souhaitait organiser
en août 2019,adûêtre annulé après la
mobilisation locale, puis celle d’une tren-
taine de collectifs qui dénonçaient un
événement«écolo-macroniste ».Les ins-
tigateurs du festival souhaitaientune
«convergence »pour une transition éco-
logique et démocratique par la voie de
«solutions innovantes »portées par des
«start-up ».Leurs opposants dénonçaient
une tentative de détourner l’énergie de
militants sincères vers une transition qui
ne serait qu’un leurre.


Pour les groupes de militants, l’ur-
gence de la situation obligeàélargir la
gamme des actions habituelles:recours


juridiques,manifestations, grèves, blo-
cages de lieux publics ou d’entreprises
polluantes, réappropriation d’espaces,
sabotages. Ils sont de plus en plus nom-
breuxàaccepter l’idée d’une diversité
des tactiques, permettantàchacun
d’agir selon sa propre méthode.«Moi,
je crois qu’il faut de tout,observeVipu-
lan, 15 ans, membre deYouth for Cli-
mate.Des actions de sensibilisation, des
marches, des grèves, et aussi des actions
un peu plus fortes, comme des occupa-
tions, des blocages...»«Il yadeux ans,
j’ai fait une formationàladésobéis-
sance civile avec ANV-COP21,raconte
Léna, 21 ans, en licence mathématiques-
physiqueàlaSorbonne, membre de
Youth for Climate.Mais onadécidé de
créer un collectif d’action directe parce
qu’on est beaucoupànepas seretrou-
ver dans cette désobéissance civile-là.
On se sentaitinutiles en agissantde
manièreréformiste. Quand on voit l’his-
toiredumouvement écolo, c’est assez
déprimant. Maintenant, il faudrait être
plus créatifs, éviter de fairetout le temps
les mêmes choses. Pour affaiblir assez
le pouvoir et avoir un rapportdeforces
en notrefaveur,ilfaudrait une désobéis-
sance très poussée,qui amèneraitpar
exempleàbloquer pendant un certain
temps des lieux stratégiques. »Cette
complémentaritéafait la réussite de la
ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
«En2 012 [lors de l’opération«César »],
c’est notamment la diversité des tac-
tiques quiapermis la victoire. C’est
notrecapacité àsurprendrequi
compte »,observe IsabelleF.,une habi-
tante de la ZAD et cofondatrice du col-
lectif The Laboratory of Insurrectionary
Imagination.

DIVISER,puis réprimer:laméthode a
déjà brisé nombre de mouvements écolo-
gistes. Dès juillet 1977, la lutte contre le
projet de surgénérateur au plutonium
SuperphénixàCreys-Malville (Isère) a
ainsi atteint son paroxysme.Tandis que la
presse mettait en avant la présence de
hordes d’Allemands radicaux, plusieurs
dizaines de milliers d’écologistes venus de
toute l’Europe étaient confrontésàune
interdiction de manifester etàune répres-
sion féroce, avec notamment l’emploi de
grenades offensives.Bilan:denombreux
blessés, un mort,Vital Michalon, et l’es-
soufflement de la mobilisation antinucléaire
en France. Le surgénérateuraété construit
et ilarencontré de nombreux déboires tech-
niques. Après une guérilla juridique, les
Ve rts ont obtenu son démantèlement dans
le contrat de gouvernement passé en 1997
avec M. Lionel Jospin, premier ministre
de la gauche plurielle qui rassembla socia-
listes, écologistes et communistes
jusqu’en 2002.«AuRoyaume-Uni,àpartir
de 2001 et des lois antiterroristes, l’ALF
et les groupes qui luttaient contreles labo-
ratoires d’expérimentation animaleont été
décapités,rappelle Carrié.Leurs dirigeants
ont fait de la prison. Les militants n’avaient
pas le droit de franchir un certain périmètre
autour des laboratoires. »

L’ échec du contre-G7 fait réfléchir.«Il
est important d’êtredans une vraie com-
position, d’accepter de fairedes choses

avec des personnes différentes, venues
d’autres luttes,estime Isabelle F.Ilfaut
une mobilisation générale, mais tout le
monde n’a pas besoin d’êtresur la ligne
de front. Il faut des gens qui fontàmanger,
qui organisent...Attention, cependant, à
ne pas exiger des résultats immédiats. Le
mouvement antiroutes en Angleterrea
perdu toutes les batailles sur telle ou telle
route;pourtant, il est devenu tellement
fort, cela coûtait si cher d’expulser chaque
fois tout ce monde que le gouvernement a
finalement annulé un programme incluant
trois centsroutes. »L’ essayiste Rebecca
Solnitaécrit:«Lelien de causeàeffet
supposeque l’histoireavance, mais l’his-
toiren’est pas une armée. C’est un crabe
qui marche de côté, une goutte d’eau qui
use la pierre, un tremblement de terrequi
brise des siècles de tensions(8).»Le rap-
prochement entre Extinction Rebellion,
diversgroupes de«gilets jaunes»etde
Youth for Climate semble participer de
cette coalition en construction.Lecrabe
pourrait-il se mettreàpincer fort?

CLAIRELECŒUVRE.

LRM et rapporteur de cette commission
d’enquête.Il yaune mouvance violente
d’ultragauche indéniable. Au niveau de
l’écologie, il s’agit de groupes autour de
l’élevage et de la viande. »S’ilprécise
ne pas viser tous les véganes, il considère
que même les actions visantà«désigner
pour blâmer»relèventde la violence.

«Lasphèredecequi est permis en
matièrede politique et de militantisme
se réduit de plus en plus,analyseVa nessa
Codaccioni, maîtresse de conférences à
l’université Paris-VIII.On ne supporte
plus que les gens expriment unereven-
dication si elle ne passe pas par des

formes pacifiques et légalistes,comme
le vote. On va tout de suite ranger cer-
taines formes de lutte dans la radicalité,
dans la violence. La radicalisation mili-
tante signifie le passage de méthodes
d’action légalesàdes actions illégales,
qu’on assimile aujourd’hui au terro-
risme(7).Lepouvoircherche dans son
appareil législatif les moyens de réprimer
un mouvement auquel il ne veut pas
répondre, d’où la loi sur les casseurs.
Dans l’histoire, les dispositifs de répres-
sion ont été déployés pour l’extrême
droite, puis tout de suite appliquésàl’ex-
trême gauche. Les réponses ne sont plus
politiques;elles sont répressives. »

19


LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019


DE STRATÉGIE


l’actiondirecte


Échec du contre-sommet du G


Les leçons de Creys-Malville


MAISla complémentarité des actions
achoppe toujours sur la question straté-
gique du recoursàlaviolence.«Pour
nous, la complémentarité des tactiques
produit l’effet grenadine. Imaginez un
verred’eau;dedans, vous mettez une
dose de grenadine, c’est-à-direune dose
de violence. Finalement, tout ce qu’on
voit, c’est la grenadine. On perdlebéné-
fice et le fond de l’action. Nous sommes
conscients des rapports de forces qui
existent et nous ne sommes pas dupes
quantàlarigidité du système politique ;
c’est pour cela qu’il faut massifier le
mouvement »,explique M. Mazzolini,
des Amis de laTerre.«Cette question
du verredegrenadine, c’est un ethno-
centrisme de classe,répond Comby.Ce
n’est pas parce que les médias domi-
nants dénoncent avec véhémence la
casse ou le sabotage que ce point de vue
est partagé par tous ceux qui lereçoi-
vent. Mais, en réalité, cela invisibilise
les autres violences:institutionnelles,
policières, etc. »


Se retrancher derrière une proclamation
de non-violence peut revenirànier l’exis-
tence d’une violence dissimulée des
dominants et d’une violence d’État, poli-
cière, qui touche en premier lieu les
classes défavorisées.Mutilations, ébor-
gnements, brutalités de toutes sortes:la
gravité des atteintesàlapersonne qui
accompagnent la répression des«gilets
jaunes»n’a suscité qu’une émotion limi-
tée en regard d’autres périodes, comme
lors des manifestationsétudiantes de
décembre 1986, marquées par la mort de
Malik Oussekine.


Aujourd’hui,aucun groupe écologiste
ne prône le recoursàlaviolence phy-
sique. Pour Léna,c’est évident :«Nous,
on n’a simplement pas envie d’êtrevio-
lents envers des êtres vivants, mais il n’y
apas vraiment de limites sur le maté-
riel. »Dans les discours les plus radi-
caux, comme celui du Comité invisible,
il est surtout question de dégradation
matérielle et de sabotage.«Dans l’ob-
jectif d’unecoalition,ilfautapprendre
àtravailler avec des personnes qui ne
partagent pas la même vision »,estime
Chansigaud. Cela signifie savoir
s’écouter et se respecter,quelles que
soient les opinions de chacun. Camper
sur ses positions, s’attacherdogmatique-
mentàsastratégie entraîne des échecs
cuisants, comme lors du contre-sommet


du G7, au Pays basque, en août 2019.
Plus de cinquante organisations ont tenté
de se regrouper au sein de la plate-forme
G7 EZ. Les dissensions ont finalement
gagné.Presque aucunedes actions pré-
vues par la plate-forme n’a pu avoir lieu.

D’autres actions concertéesont réussi.
Ainsi, un peu plus de deux millemili-
tants se sont coordonnésàl’appel de
Greenpeace,d’ANV-COP21 et des Amis
de laTerre pour bloquer les sièges de
diverses entreprises ainsi que le minis-
tère de la transition écologique et soli-
daireàlaDéfense, en avril 2019. Le
quartieraété paralysé et aucune garde
àvue n’a été signalée. Beaucoup de mili-
tants précisent qu’un blocage plus long
n’aurait pas été accepté par les organi-
sateurs... Il auraitfalludiscuter sur place
de la suite de l’action. Même problème
pour la mobilisation du 21 septem-
bre 2019. Les collectifs Désobéissance
écolo Paris,Youth for Climate ou encore
Extinction Rebellion se sont mis d’ac-
cord avec des groupes de«gilets
jaunes»pour les soutenir dans l’ouest
de Paris, puis pour bloquer des lieux de
pouvoir.Enparallèle,ANV-COP21, les
Amis de laTerre, Greenpeace et d’autres
ont organisé la«mobilisation générale »,
une marche non violente entre le jardin
du Luxembourgetleparc de Bercy.

«Onnevoulait pas d’un 16 mars bis,
raconte Léna, deYouth for Climate.Les
“gilets jaunes” ont tendu la main aux
autres organisations. Ils souhaitaient
faireune manifestation dans des lieux
de pouvoir,maisrestaient ouvertssur le
reste. AlternatibaetANV-COP21 sem-
blaient d’accord, mais ont demandé la
garantie que la mobilisation soit non
violente. Donc, évidemment, ça ne
marche pas.»«On nous demande de
renoncer au consensus d’action,réagit
M. TxetxEtcheverry, cofondateur de
Bizi!(«Vivre»enbasque), puis d’Al-
ternatiba.C’est une question de straté-
gie. Je suis pour construireunrapport
de forces qui permette d’arracher des
victoires et derenforcer les alternatives
qui grignotent le capitalisme. Pour cela,
il faut une massification et une radica-
lisation. La violence, comme la complé-
mentarité violence-non-violence, pour
nous, c’est une stratégie perdanteàlong
terme faceàunennemi quiatellement
de moyens. Nous n’allons pas nous
mêler des stratégies des autres. Je vou-

drais qu’on nous laisse poursuivrela
nôtre. »En partie empêchés d’atteindre
les Champs-Élysées, de nombreux
«gilets jaunes»ont finalement rejoint
la manifestation sur le climat, déplaçant
avec eux des forces de l’ordre qui n’ont
pas hésitéàbrutaliser ouàarroser de gaz
lacrymogène des familles avec enfants
et les manifestants les plus pacifistes.

En revanche, l’interventionaucentre
commercial Italie 2,àParis, le samedi
5octobre, est présentée comme un suc-
cès. Un ensemble hétéroclite de militants
pour le climat, de«gilets jaunes»etde
jeunes de quartiers populaires ont tra-
vaillé ensemble pour bloquer le site pen-
dant dix-huit heures, jusqu’à l’assemblée
générale votant le départ, vers4heures
du matin. Ils s’étaient organisés bien en
amont, et chaque groupe avait sa tâche.
Lors de la tentative d’expulsion par les
brigades spéciales de la police, en début
de soirée, le choix collectifaété de per-
mettre la formation d’une barricade par
desgroupesplushabituésauxaffronte-
ments. Ces derniers ont empêché l’entrée
des forces de l’ordre et ainsi évité aux
militants d’être emmenés.

Quand les groupespassent trop de
tempsàsecontredire, l’efficacité géné-
rale diminue. Le clivage autour de la vio-
lence permetàlamachine médiatique
de séparer les«bons»militantsdes
«mauvais ». Au risque qu’on puisse
ensuite réprimer les«mauvais»tranquil-
lement, avec des dispositifs sécuritaires
de plus en plus durs. Dans un rapport
paru en juin 2019 sur la radicalisation
des groupuscules d’extrême droite, une
commission d’enquête de l’Assemblée
nationale demande l’élargissement des
outils de lutte contre la radicalisation à
des mouvements tels que les véganes et
les anarchistes (6).«Leprismechoisi
pour l’enquête était l’ultradroite, mais
nous souhaitions élargiràl’ensemble
des groupes ultras. Nous avons donc des
préconisations qui peuvent êtreapplica-
blesàn’importe quelle mouvance d’ul-
tradroite et d’ultragauche. C’est-à-dire
àtoute association quiremet en cause
les fondements de la République,
explique M. Adrien Morenas,député

(6)«Rapport sur la lutte contre les groupuscules
d’extrême droite en France », Assemblée nationale,
Paris,6juin 2019.
(7) Ce que font aussi les auteurs Éric Denécé et
Jamil Abou Assi dansÉcoterrorisme. Altermondia-
lisme, écologie, animalisme,Tallandier,Paris, 2016.
(8) Rebecca Solnit,Garder l’espoir.Autres histoires,
autres possibles,Actes Sud, Arles, 2006.
Free download pdf