Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1
0123
MARDI 15 OCTOBRE 2019

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


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Reconnaissance faciale, la France accélère


Plus d’une dizaine de projets de recherche sur cette technologie sont menés en France depuis dix ans


N’


ayons pas de pu­
deurs de gazelle! »
Le 2 septembre, de­
vant des sénateurs,
le ministre de l’intérieur, Christo­
phe Castaner, a la ferme intention
de lancer le débat sur la reconnais­
sance faciale. « Lors de l’attentat à
Lyon [le 24 mai, un colis piégé dé­
posé devant une boulangerie avait
blessé une dizaine de personnes],
nous avons identifié l’auteur par le
biais de la vidéoprotection. L’événe­
ment a eu lieu à 16 h 30, mais il a été
interpellé le lendemain, le temps
qu’une trentaine d’enquêteurs re­
gardent image par image l’ensem­
ble du réseau pour refaire son par­
cours. Avec un système d’intelli­
gence artificielle, quinze minutes
après on aurait su où il était allé. »
Comme le ministre de l’inté­
rieur, responsables politiques et
forces de l’ordre lorgnent depuis
plusieurs années les technologies
de reconnaissance faciale. En juin,
la mairie de Nice a mené une mé­
diatique expérimentation sur la
voie publique. Pour sécuriser les
démarches en ligne, le gouverne­
ment teste Alicem, une applica­
tion mobile comparant des pho­
tos prises « en selfie » à celles con­
tenues dans les passeports. Non
sans polémique.
« J’aimerais expérimenter dans les
transports la reconnaissance fa­
ciale (...) au moins pour des person­
nes condamnées pour faits de ter­
rorisme », a encore récemment ré­
clamé Valérie Pécresse, présidente
de la région Ile­de­France. Face à
ces tentations, le cadre légal, s’il
n’interdit pas la reconnaissance fa­
ciale, est encore très strict. Si bien
que Cédric O, le secrétaire d’Etat au
numérique, a décidé d’annoncer
lundi 14 octobre dans nos colon­
nes vouloir un comité chargé de
susciter davantage d’expérimen­
tations de cette technologie.
Dans les interstices laissés par la
loi, les utilisations de la recon­
naissance faciale, aux lourds en­
jeux de libertés publiques, ont
pourtant progressé. Les forces de
l’ordre peuvent d’ores et déjà in­
terroger un fichier de police à
l’aide d’une photo, pour retrouver
l’identité d’un suspect : le massif
fichier des antécédents judiciai­
res, qui contient les photos de
plus de 7 millions de personnes.
Et ce en dépit des réserves de la
Commission nationale de l’infor­
matique et des libertés (CNIL), qui
pointait « des risques importants
pour les libertés individuelles ».
Les enquêteurs aimeraient
étendre cet outil à d’autres fi­
chiers, notamment ceux des per­
sonnes recherchées (FPR) et des

ressortissants étrangers en
France. Techniquement possible,
elle ne l’est pas en l’état du droit :
l’utilisation de la reconnaissance
faciale est explicitement prohi­
bée dans ces deux fichiers,
comme pour beaucoup d’autres.
Les forces de l’ordre peuvent
aussi rechercher un suspect sur
les données des caméras de vi­
déosurveillance saisies dans le ca­
dre d’une enquête judiciaire. De
nombreuses entreprises propo­
sent ces services. Par exemple la
société Brainchip, qui a travaillé
avec la police de Toulouse. Sa
technologie, capable de faire de la
« biométrie à la volée » se branche,
en différé, sur les images collec­
tées par vidéosurveillance.
Par ailleurs, selon un décompte
du Monde, plus d’une dizaine de
projets de recherche ont été me­
nés ces dix dernières années, sou­
vent sur fonds publics et en parte­
nariat avec des services de police
ou de gendarmerie, pour entraî­
ner les algorithmes et adapter la
reconnaissance faciale aux be­
soins des forces de l’ordre.

Par exemple, le projet Kivaou, fi­
nancé par l’Agence nationale de la
recherche et piloté par Sagem (de­
venu Safran) et le ministère de l’in­
térieur, a été conçu pour mettre au
point un « outil de surveillance em­
barqué permettant d’indexer au fil
de l’eau tous les passants et d’enre­
gistrer leur biométrie faciale ». Se­
lon nos informations, des enquê­
teurs ont parfois profité de ces ex­
périmentations pour faire pro­
gresser leurs investigations.

Besoin d’amélioration
Les projets se multiplient aussi
dans le privé, comme celui lancé
par Thales et autorisé par la CNIL
en 2016, consistant à tester auprès
de volontaires l’identification en
temps réel par la vidéosur­
veillance. Groupe ADP (ex­Aéro­
ports de Paris) a, lui aussi, mené
en 2017 une expérimentation
dans l’un de ses terminaux afin
d’évaluer la technologie : des sala­
riés volontaires passaient devant
des caméras chargées de les re­
connaître. Très en pointe sur
la question, l’entreprise s’apprête

à réaliser une nouvelle expéri­
mentation, pour le contrôle de
l’embarquement, au début de
l’année 2020.
La question d’un assouplisse­
ment du cadre légal se pose en
réalité depuis des années. Plu­
sieurs propositions de loi et
d’amendement ont été avancées
afin de pouvoir relier vidéosur­
veillance et fichiers policiers par
le biais de la reconnaissance fa­
ciale, afin de repérer des person­
nes dans la foule. Interrogé sur ce
point en 2016, Bernard Caze­
neuve, alors ministre de l’inté­
rieur, avait clairement laissé en­
tendre qu’il travaillait en ce sens.
Un projet demeuré lettre morte et
une déclaration passée inaper­
çue. Celui­ci n’a pas souhaité ré­
pondre à nos questions.
La technique a progressé et le
débat de la régulation se pose à
nouveau. La Commission euro­
péenne est censée proposer un
texte sur l’intelligence artificielle
lors des cent premiers jours de
son mandat. A cette heure, l’inclu­
sion de la reconnaissance faciale

n’est pas tranchée. Certains font
des Jeux olympiques (JO) de Paris,
en 2024, un objectif. « Les indus­
triels mettent la pression », souffle
un bon connaisseur du dossier.
Aucune décision n’a été prise à ce
stade, mais les expérimentations
menées aux JO de Tokyo en ma­
tière de reconnaissance faciale se­
ront observées par la Coordina­
tion nationale pour la sécurité des
Jeux olympiques.
Reste un problème de taille pour
ceux qui souhaitent la généralisa­
tion de la reconnaissance faciale :
si certaines formes de cette tech­
nologie sont fiables, d’autres le
sont moins. Ainsi, au Royaume­
Uni, l’un des pays pionniers avec
l’Allemagne en Europe, le bilan de

Cédric O : « Expérimenter est nécessaire »


Le secrétaire d’Etat au numérique propose de créer, en coordination avec la CNIL, une instance de supervision et d’évaluation


ENTRETIEN


A


lors que les forces de l’or­
dre poussent au dévelop­
pement de la reconnais­
sance faciale, Cédric O, le secré­
taire d’Etat au numérique, pro­
pose de créer une instance de
supervision en coordination avec
la Commission nationale de l’in­
formatique et des libertés (CNIL).

Le gouvernement réfléchit­il
à des changements législatifs
pour élargir l’utilisation
de la reconnaissance faciale?
Comme souvent, la technologie
est en avance sur la régulation.
Aujourd’hui, la reconnaissance
faciale entre dans nos vies sans
que son cadre d’utilisation n’ait
encore été clarifié. Elle offre de
nouveaux usages, de nouvelles
opportunités, mais surtout crée

beaucoup de fantasmes du fait de
l’absence d’un vrai débat citoyen
sur les lignes rouges que nous
souhaitons collectivement poser.

Faut­il faciliter les expérimen­
tations en la matière?
Il ne faut pas avoir une vision ex­
clusivement nihiliste de la recon­
naissance faciale : il y a beaucoup
d’usages qui, s’ils sont bordés juri­
diquement et techniquement, ne
posent aucun problème et appor­
tent de la simplification – par
exemple, pour tout ce qui néces­
site aujourd’hui de se présenter à
un guichet ou pour valider une
formation en ligne. Expérimenter
est également nécessaire pour
que nos industriels progressent.

Que proposez­vous?
Je propose de créer en coordina­
tion avec la CNIL une instance spé­

cifique, composée de membres is­
sus de différentes administrations
et régulateurs, sous la supervision
de chercheurs et de citoyens. Cette
instance superviserait et évalue­
rait les expérimentations. Dans
un deuxième temps, il faut un dé­
bat citoyen sur le sujet afin d’exa­
miner les questions légitimes sur
l’équilibre entre usages, protec­
tion et libertés. Il me semble par
ailleurs important qu’il y ait une
supervision de la société civile car
le sujet est trop sensible : l’Etat doit
se protéger de lui­même.

L’utilisation de mécanismes
de reconnaissance faciale
en temps réel sur les images
de vidéosurveillance est­elle
envisageable?
Je suis très partagé sur la ques­
tion. On en voit bien l’utilité, par
exemple pour identifier des terro­

ristes dans une foule, mais aussi
les risques. Il faut donc en définir
clairement le cadre et les garanties
pour éviter la surveillance généra­
lisée. Je pense que nous devons
avoir un débat citoyen sur le sujet,
en associant les parlementaires et
les élus locaux. C’est, d’une cer­
taine manière, aux Français de
choisir, car les décisions seront
lourdes de conséquences. C’est le
genre de décisions sur lequel vous
ne revenez que très difficilement.
Et nous avons une responsabilité
vis­à­vis des générations à venir. Il
ne faut toutefois pas se laisser em­
porter par une vision dystopique
ni utopique de la reconnaissance
faciale et se saisir de la question à
un moment où le débat est encore
relativement apaisé.

Concernant Alicem,
une application mobile

de reconnaissance faciale
qui sert à se connecter aux
services publics, comprenez­
vous la levée de boucliers?
Il y a beaucoup de fantasmes.
Alicem est aujourd’hui en test
sur quelques milliers de person­
nes. En matière d’identité numé­
rique, nous ne prévoyons à ce
jour aucun mécanisme qui obli­
gerait à passer par la reconnais­
sance faciale. Si l’utilisateur de
l’application souhaite s’en servir,
il doit explicitement donner son
consentement au préalable. Lors
de l’inscription à l’application, le
logiciel utilise la caméra pour vé­
rifier que l’utilisateur du télé­
phone portable est bien le déten­
teur du titre d’identité. Les prises
de vue ne quittent pas le télé­
phone et ne sont pas conservées.
Enfin, la reconnaissance faciale
n’est plus jamais utilisée lors de

l’utilisation de l’application.
Nous sommes ouverts à des tech­
niques alternatives d’authentifi­
cation forte et il y aura, le cas
échéant, des mécanismes d’enrô­
lement qui ne passent pas par la
reconnaissance faciale.

Une ouverture générale
du dispositif en novembre
a été évoquée, qu’en est­il?
C’est une proposition qui a été
faite, mais cette date me semble
prématurée. Nous avons saisi le
Conseil national du numérique et
les députées Paula Forteza et
Christine Hennion ont débuté un
travail pour le compte de l’Assem­
blée nationale sur le sujet de
l’identité numérique. Nous
n’ouvrirons pas le test plus large­
ment avant que nous ayons eu
leurs premiers retours.
propos recueillis par m. u.

Expérimenta­
tion de la
reconnaissance
faciale
au centre
de supervision
urbain de Nice,
le 15 avril 2016.
SYLVESTRE/MAXPPP

La question d’un
assouplissement
du cadre légal
se pose depuis
des années

certains tests est catastrophique. Il
y a donc consensus pour amélio­
rer la technologie. « Il faut avoir un
taux d’efficience de 80 %. On n’y est
pas encore. Il faut faire plus d’expé­
rimentations », juge un gendarme
bien informé. C’est aussi l’avis de
Didier Baichère, président de l’Of­
fice parlementaire des choix
scientifiques et technologiques
(Opecst), qui vient de publier ses
travaux sur le sujet.
Il plaide pour que le gouverne­
ment lance une concertation, dé­
bouchant sur un rapport dont
l’Opecst se chargerait de tirer les
conclusions législatives. Les for­
ces de l’ordre tiennent en tout cas
à ce nouvel outil. « La plus­value
policière de cette technologie ne
fait aucun doute », peut­on lire
dans une récente note du Centre
de recherche de l’école des offi­
ciers de la gendarmerie. Selon son
auteur, elle pourrait même « met­
tre fin à des années de polémiques
sur le contrôle au faciès, puisque le
contrôle d’identité serait perma­
nent et général ».
martin untersinger
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