26 |
styles
MARDI 15 OCTOBRE 2019
0123
la nouvelle
patte
de patou
En sommeil depuis trente ans,
la maison française a été
acquise par LVMH en 2017.
A sa tête, Guillaume Henry
a présenté en septembre
une première collection
rafraîchissante
MODE
C
es dernières années, la
mode s’est entichée de
jeunes marques de
créateurs telles qu’Off
White, Jacquemus ou Vetements.
En parallèle, les résurrections de
maisons de couture endormies
n’ont pas rencontré un grand suc
cès. Chez Vionnet et Poiret, par
exemple, les investisseurs respec
tivement kazakh et coréen cher
chent encore la formule pour que
leur griffe historique soit en
phase avec l’époque. En septem
bre 2018, LVMH a donc surpris son
monde en annonçant relancer
Jean Patou, rebaptisé Patou dans
un souci de dynamisme. Com
ment ne pas répéter les erreurs de
la concurrence?
Placer à la direction artistique
un designer conscient de la diffi
culté de la tâche semble une
bonne idée. Le premier groupe
français de luxe a choisi
Guillaume Henry, 41 ans, qui est
spécialiste des maisons d’un
autre temps, puisqu’il a déjà eu la
charge de dynamiser Carven et
Nina Ricci. « Patou a disparu des
radars en 1987. Il y a toute une gé
nération qui ne le connaît pas.
Qu’estce qu’on lui raconte? Que
Jean Patou a habillé Suzanne Len
glen et Joséphine Baker? Non, il
faut une nouvelle histoire », af
firme le couturier.
Jean Patou, au début du XXe siè
cle, c’est un pragmatique qui pro
pose des vêtements confortables
pour le sport et habille des fem
mes au quotidien ; c’est aussi un
mondain hédoniste, qui trans
forme ses défilés en fêtes à la
Gatsby. En tandem avec la direc
trice générale, Sophie Brocart,
Guillaume Henry a synthétisé ces
valeurs pour créer une marque
neuve, sans trop s’attarder sur les
archives, de toute façon assez peu
nombreuses.
« J’ai imaginé la collection Patou
en réfléchissant à ce que portent
mes amies dans leur vie de tous les
jours », explique Guillaume
Henry. Il conçoit des vêtements
« pas effrayants », mais suffisam
ment originaux pour sortir du
lot, et dans lesquels on peut « s’as
seoir, lever le bras, attraper son
sac ». Patou est aussi moins cher
que les autres marques du groupe
de luxe (les pulls, pantalons, blou
ses tournent autour de 300 à
400 euros).
Ainsi, donc, la collection pro
pose des blouses aussi adaptées
au jour qu’à la nuit, au travail qu’à
une soirée. Comme cette mari
nière en laine très sobre, si ce
n’est le « projeté » de dentelle qui
s’échappe de sous le pull. On y
trouve également une chemise
en coton basique enrichie d’un
plastron en forme de cœur, un
manteau noir un peu masculin
égayé par une bande de viscose
légère virevoltant comme une
mer agitée au bas du vêtement,
des gros bijoux dorés et beau
coup de denim.
Gâteau à la fraise et tissus bio
Guillaume Henry a enrobé sa col
lection pratique d’un vernis festif.
Plutôt que de se lancer dans un
défilé pendant la fashion week de
septembre, il a organisé un genre
d’apéro dans le studio, où l’on
pouvait discuter avec lui, les man
nequins en Patou, les couturières
ou la DG. Les premières images
des vêtements (qui seront dispo
nibles sur le site à partir de no
vembre) ne montrent que des
filles souriantes, hilares, rayon
nantes. Pour la bonne ambiance,
la marque a aussi lancé un gâteau
à la fraise, en collaboration avec le
pâtissier parisien Carette, où Jean
Patou avait ses habitudes.
« Alors que, en ce moment, la
mode a tendance à prédire l’apo
calypse avec des défilés fin du
monde, à prôner le féminisme à
tout prix et à citer Michel Foucault,
lancer une griffe joyeuse qui ne
donne pas de leçon pourrait être
un pari payant, surtout depuis que
Sonia Rykiel, qui occupait ce ter
rainlà, est en liquidation judi
ciaire », estime Benjamin Simme
nauer, professeur à l’Institut fran
çais de la mode.
Côté LVMH, on reste prudent
quant à ce lancement. « Mesurer
la fraîcheur d’une marque, ce n’est
pas une science exacte, mais plu
tôt une intuition, explique ainsi
Sidney Toledano, présidentdi
recteur général du LVMH
Fashion Group. On n’injecte pas
l’argent aveuglément. Et on ne va
pas demander à Patou de faire
des millions tout de suite. Il faut
déjà naître et trouver sa place
dans un marché mondial. »
La prudence semble d’autant
plus de mise que la renaissance de
la maison de couture n’allait pas
de soi : quand LVMH a racheté Pa
tou, en 2017, le groupe s’intéres
sait uniquement à son parfum
Joy, dont il voulait récupérer le
nom pour l’apposer sur une fra
grance Dior. La maison de cou
ture était incluse dans la vente de
la marque de parfumerie, mais
LVMH n’avait pas vraiment de
projet pour elle. Du moins jusqu’à
ce que Sidney Toledano rencontre
Guillaume Henry pour lui propo
ser un poste dans une autre mai
son du groupe. Le couturier a dé
cliné l’offre et, comme le hasard
avait fait qu’ils s’étaient donné
rendezvous chez Carette, Guil
laume Henry s’est mis à lui parler
de son admiration pour Jean Pa
tou, sans savoir que LVMH venait
de l’acquérir.
« La startup Patou », comme
l’appelle Sidney Toledano, avec sa
petite trentaine de collaborateurs
et ses réflexes de jeune marque
(pas de boutique, utilisation de
tissus bio, emballages recyclés,
transparence sur les méthodes et
lieux de production...), semble
avoir une valeur de test pour le
groupe de luxe, un peu comme la
création de Fenty, la griffe couture
de Rihanna lancée en juin.
« LVMH donne l’impression
d’être en train d’essayer de nou
veaux modèles d’entreprises qui
commercialisent et mettent en
scène leurs produits différem
ment, analyse Benjamin Simme
nauer. Peutêtre cherchentils de
nouveaux leviers de croissance, sa
chant que leurs deux blockbusters,
Dior et Vuitton, risquent un jour de
voir leurs ventes se tasser. » Et c’est
peutêtre bien parce que Patou est
aussi né d’une succession d’heu
reux hasards que la marque a des
chances de prospérer.
elvire von bardeleben
GUILLAUME HENRY
CONÇOIT DES VÊTEMENTS
« PAS EFFRAYANTS », MAIS
SUFFISAMMENT ORIGINAUX
POUR SORTIR DU LOT, ET
DANS LESQUELS ON PEUT
« S’ASSEOIR, LEVER LE
BRAS, ATTRAPER SON SAC »
Patou,
printempsété 2020.
KIRA BUNSE/PATOU
Patou, printempsété 2020. KIRA BUNSE/PATOU
Guillaume Henry. DAMIEN BLOTTIÈRE
« ces feuilles, c’est comme s’il y avait
eu une petite brise, elles volent dans tous
les sens », déclare avec enthousiasme
Barbara Cassin en scrutant les brode
ries de son futur « habit vert ». Nous
sommes fin septembre, dans les ate
liers parisiens de Patou. La philosophe,
philologue et helléniste procède aux
derniers essayages du costume qu’elle
portera pour son intronisation offi
cielle à l’Académie française, jeudi
17 octobre, lors de la cérémonie sous la
Coupole.
« C’est important que les feuilles d’oli
vier brodées ne soient pas cloisonnées,
qu’elles passent pardessus le liseré de la
veste », affirme Guillaume Henry. Le di
recteur artistique de la maison fraîche
ment ressuscitée prend très au sérieux
la mission que Barbara Cassin lui a con
fiée : « C’est très stressant. Je n’ai jamais
habillé d’Immortel auparavant. »
Quand on est vêtu pour l’éternité, il y
a des règles à respecter. Un arrêté du
Consulat datant de 1801 affirme que le
nouvel académicien doit paraître « en
habit, gilet ou veste, culotte ou pantalon
noirs, ornés de broderies en feuilles d’oli
vier en soie vert foncé et chapeau à la
française ». A l’époque, il n’était pas
prévu que des femmes puissent être ad
mises – Barbara Cassin n’est que la neu
vième femme depuis que Marguerite
Yourcenar a ouvert la voie en 1980. Les
académiciennes ont donc en théorie un
peu plus de latitude que les hommes
quant à leur tenue.
Un col légèrement échancré
« J’avais envie de me sentir heureuse dans
le costume. Etre une académicienne un
peu sexy », sourit Barbara Cassin. Le
message a été entendu par Guillaume
Henry, bien décidé à lui créer un cos
tume qui « n’étouffe pas sa féminité ».
Une mission pas si facile. En juillet, lors
d’un essayage sous le contrôle de deux
représentants de l’Académie, ceuxci
avaient trouvé que la première version
de la blouse de Barbara Cassin montrait
trop de peau : « On ne veut rien vous im
poser, mais un tel décolleté, ce n’est pas
dans les habitudes de l’Académie », avait
assené la représentante avec gravité.
Guillaume Henry avait immédiatement
rectifié, car « Barbara est un esprit libre,
mais pas rebelle ».
Dans sa dernière version, la blouse est
dotée d’un col légèrement échancré, très
souple, « un peu dégueulant », comme le
décrit la philosophe. Pour Barbara Cas
sin, « le costume, c’est comme le diction
naire de l’Académie : on a le droit et le de
voir de le moderniser. Mais trouver le
point d’équilibre requiert beaucoup de sa
voirfaire ». Les branches d’olivier vertes
et dorées dansent sur la laine noire, le
col rond et dégagé de la veste met en va
leur l’éclat de la blouse écrue, le pantalon
est sobre, les boucles d’oreilles asymétri
ques dont la forme reprend la broderie
végétale accrochent l’œil. Il faut recon
naître que l’ensemble est parfait, et la fu
ture académicienne rayonnante.
« Moi qui m’habille en prêtàporter, je
n’aurais jamais imaginé qu’on puisse at
teindre ce degré de finesse, explique Bar
bara Cassin. C’est une découverte heu
reuse. » Autre découverte pour la philo
logue : Guillaume Henry lui a appris
l’existence du mot « vestibilité », qui dé
signe dans les ateliers de mode l’aisance,
l’ampleur nécessaire pour que le vête
ment soit portable. Il ne figure pour
l’instant pas dans le dictionnaire de
l’Académie... Au tour de Barbara Cassin
de le moderniser.
e. v. b.
Barbara Cassin choisit Patou : « J’avais envie d’être une académicienne un peu sexy »