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MARDI 15 OCTOBRE 2019 0123 | 31
L
e carton envoyé aux heu
reux élus conviés à l’Insti
tut du monde arabe pour
l’inauguration de l’exposi
tion « AlUla, merveille d’Arabie »,
lundi 7 octobre, à Paris, est une ir
résistible invitation au voyage.
Comment ne pas succomber à la
beauté de ces luxuriantes oasis et
de ces massifs de grès sculptés par
le vent où les royaumes préisla
miques édifièrent cités, temples et
tombes sur la route de la myrrhe
et de l’encens qui reliait l’Arabie
Heureuse du sud de la péninsule à
la Méditerranée?
La tension est vive dans le Golfe,
mais les hôtes saoudiens, dont le
prince Badr AlSaoud, premier mi
nistre de la culture à part entière
du royaume wahhabite, sem
blaient dire : « Songez que du haut
de ces pitons, soixantedix siècles
vous contemplent. » L’Arabie saou
dite veut faire de cette province de
22 000 km^2 la vitrine d’un pays
résolu à développer le tourisme
non religieux, longtemps proscrit
par les oulémas. Plus que cela
même, l’illustration spectaculaire
de sa volonté de sortir de son iso
lement et d’une économie dépen
dant de la rente pétrolière.
Cette ambition a un nom, le plan
« Vision 2030 » lancé en avril 2016 ;
et un maître d’œuvre, le prince hé
ritier Mohammed Ben Salman, dit
« MBS ». C’est peu dire que le mes
sage de l’homme fort du régime a
été parasité, sinon annihilé, par sa
guerre sanglante au Yémen et sa
traque sans merci des opposants,
qui a culminé avec l’assassinat
barbare du journaliste Jamal Khas
hoggi, en octobre 2018. Tout cela a
refroidi l’appétit des investisseurs
étrangers – pas celui de ses four
nisseurs d’armes et d’infrastructu
res –, qui ont découvert l’autocrate
sous les habits du modernisateur.
L’habile promotion d’AlUla, no
tamment sur les réseaux sociaux,
prouve que Ryad sait aussi, si né
cessaire, recourir aux ressources
du soft power. Il faut pourtant le
ver toute équivoque : même si la
publicité qui l’entoure tombe à
point nommé pour ripoliner une
image salement entachée, le pro
jet a été lancé avant l’assassinat du
chroniqueur du Washington Post.
Et le pays gardien des lieux saints
de l’Islam a bel et bien engagé une
révolution sans précédent pour
s’arrimer au monde moderne.
Un brevet de respectabilité
« Avec AlUla, nous sommes au
cœur du dialogue des civilisations,
plaide Gérard Mestrallet, exPDG
d’Engie, aujourd’hui patron de
l’Agence française pour le dévelop
pement d’AlUla (Afalula). La
culture et le tourisme sont de
puissants vecteurs de progrès et de
changement d’un pays, plus puis
sants et plus profonds que les
autres. Et ils s’inscrivent dans le
temps long. » Une manière, pour
l’envoyé spécial d’Emmanuel
Macron, de balayer les critiques
sur la duplicité de la France : côté
pile, ses ventes d’armes utilisées
de façon plus ou moins directe au
Yémen ; côté face, sa coopération
culturelle délivrant un brevet de
respectabilité au régime.
Valoriser les trésors préislami
ques, et reconnaître ainsi que
son histoire n’a pas débuté entre
610 et 632 avec la révélation du Co
ran à Mahomet, n’allait pas de soi.
Pas plus que de délivrer des visas
de tourisme aux ressortissants de
49 pays, d’assouplir le code vesti
mentaire imposé aux étrangères,
d’intégrer 60 % de femmes dans la
Commission royale pour AlUla
ou d’autoriser les couples non ma
riés à louer une chambre. Autant
de défis au rigorisme wahhabite.
L’Arabie saoudite, présentée
comme l’« ultime frontière touristi
que » par des professionnels allé
chés, a fait de cette activité un
des axes de Vision 2030. « Nous
avons plus à offrir au monde que du
pétrole », est devenu un mantra, et
les premiers guides saoudiens
d’AlUla, formés par la France,
s’enorgueillissent de montrer ses
inestimables trésors. Ryad va aussi
développer des îlots de la mer
Rouge (modèle Maldives), la cité
futuriste Neom (modèle Dubaï) et
des parcs d’attractions. « MBS » es
compte 100 milliards de dollars
(90,7 milliards d’euros) de chiffre
d’affaires dans dix ans, soit 10 % de
la richesse nationale. Un rien mé
galomane, quand la très touristi
que Floride ne génère que 89 mil
liards de dollars?
A voir trop grand... Vision 2030 a
pris beaucoup de retard. « Les
réformes ont commencé à porter
leurs fruits », comme la création
d’une TVA à 5 % et la libéralisation
des prix de l’énergie, reconnaît
le FMI, qui soutient le plan de
« MBS ». Mais le pays, qui traîne un
lourd déficit budgétaire, doit aller
plus vite et plus loin : son secteur
public reste pléthorique et perfusé
de pétrodollars ; la formation des
travailleurs est insuffisante, leur
productivité médiocre et les salai
res trop élevés pour des emplois à
faible valeur ajoutée.
Pierre angulaire du plan, l’intro
duction en Bourse de 5 % de la
compagnie nationale d’hydrocar
bures Saudi Aramco se fait atten
dre depuis un an, alors que Ryad
en attend 100 milliards de dollars
pour financer ses projets non pé
troliers (transports, industries, té
lécoms, énergies renouvelables...).
Il vient juste de relancer la mécani
que en faisant miroiter aux inves
tisseurs 5 milliards de dividendes
par an à partir de 2020, les deux
tiers des profits de la plus profita
ble des entreprises au monde.
Bref, le passage du relais de la
croissance au secteur privé et aux
activités non pétrolières tarde.
Pourtant, le succès de ce plan est
une obligation, même si l’argent
du pétrole coule encore à flots
dans les caisses de l’Etat. La volati
lité des cours du brut fait peser
une lourde hypothèque sur la sta
bilité économique et sociale. Sou
tien de « MBS », la jeunesse trépi
gne. Les attaques contre des instal
lations de Saudi Aramco, poule
aux œufs d’or du pays, ont révélé
la vulnérabilité de ses infrastruc
tures. Plus menaçante encore, l’ac
célération du réchauffement cli
matique obscurcit l’horizon des
producteurs d’hydrocarbures.
Le tourisme et la culture à la
place de l’or noir? AlUla vs
Aramco? « Je pense que d’ici à
2020, si le pétrole disparaît, nous
pouvons survivre », fanfaronnait le
prince héritier en 2016. On est loin
du compte : il assure encore 70 %
des recettes de l’Etat et cette part
ne décroît pas. Il y a tout à parier
qu’une fois assis sur le trône,
« MBS » restera le roi du pétrole.
L
a Tunisie vient de décider sereine
ment, par la seule voie des urnes, de
relancer son chantier de la « révolu
tion » qui s’était embourbé ces dernières
années. Si une leçon de l’élection présiden
tielle du dimanche 13 octobre devait être re
tenue, c’est bien cellelà : la victoire écra
sante de Kaïs Saïed, 61 ans, enseignant en
droit constitutionnel à l’allure ascétique,
est une réplique sismique du fameux
« printemps tunisien » de 2011.
Selon des estimations encore provisoires,
M. Saïed, en faveur duquel une jeunesse en
quête de changement s’est massivement
mobilisée, recueillerait entre 72 % et 77 % des
suffrages exprimés. Le triomphe est sans ap
pel. Plus de huit ans après la chute de la dic
tature de Zine ElAbidine Ben Ali, prélude à
la vague des « printemps arabes », la Tunisie
se dote d’un chef d’Etat qui prétend réactiver
le message de 2011, quelque peu tombé en
déshérence : « pouvoir au peuple », justice
sociale, moralisation de la vie publique.
Il y a bien des manières de lire l’événe
ment. La première est sans aucun doute la
satisfaction de voir l’exercice démocratique
gagner en maturité en Tunisie. La séquence
électorale que le pays vient de connaître
- les législatives (6 octobre) s’ajoutant aux
deux tours du scrutin présidentiel (15 sep
tembre et 13 octobre) – s’est déroulée pacifi
quement, sans trouble à l’ordre public ni
fraude notable. Des débats télévisés ont op
posé les candidats comme dans n’importe
quelle vieille démocratie occidentale.
Seule ombre au tableau : l’arrestation, le
23 août, du magnat de la télévision Nabil
Karoui pour « évasion fiscale » et « blanchi
ment d’argent ». Qualifié pour le second
tour, ce dernier n’a – de fait – pas pu vrai
ment mener campagne, en tout cas jusqu’à
sa libération, mercredi 9 septembre. Mais
sa participation au dernier duel télévisé
face à Kaïs Saïed n’a apparemment pas con
vaincu l’électorat. L’écart final de 45 à
50 points entre les deux hommes ne laisse
guère de doute sur le choix des Tunisiens.
L’élection de Kaïs Saïed à la magistrature
suprême n’en est pas moins lourde d’inter
rogations. Partisan d’une véritable révolu
tion institutionnelle, à savoir le renverse
ment de la pyramide des pouvoirs au profit
de « conseils locaux » et au détriment de
l’échelon central, M. Saïed appelle à se « li
bérer » de « concepts classiques », parmi les
quels il range les partis politiques et la dé
mocratie représentative. Un tel projet, s’il
devait être mis à exécution, annonce bien
des tensions.
Un autre motif de perplexité concerne
son conservatisme moral et religieux re
vendiqué. Invoquant l’opinion majoritaire,
il ne cache pas son hostilité à la dépénalisa
tion de l’homosexualité et à l’égalité hom
mefemme dans l’héritage. De telles con
victions, ajoutées à la présence centrale
qu’occupera le parti islamoconservateur
Ennahda au Parlement, vont désormais
placer la frange la plus progressiste – mais
minoritaire – de la société civile tunisienne
sur la défensive.
Enfin, le souverainisme de Kaïs Saïed,
puisé aux sources du nationalisme arabe
- il tient toute relation avec Israël pour un
acte de « haute trahison » –, ne manquera
pas de crisper les relations entre la Tunisie
et ses partenaires occidentaux. L’Europe va
devoir composer avec cette nouvelle Tuni
sie qu’elle avait peutêtre trop fantasmée à
travers le prisme de son paradigme libéral.
Kaïs Saïed n’est assurément pas pour elle
un candidat de rêve, mais il exprime sans
ambiguïté aucune les aspirations de la ma
jorité des Tunisiens.
ÉCONOMIE | CHRONIQUE
pa r j e a n m i c h e l b e z at
Roi du pétrole
et tour-opérateur
LE TOURISME
ET LA CULTURE À LA
PLACE DE L’OR NOIR ?
ON EST LOIN DU COMPTE
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TUNISIE : UNE
VICTOIRE LOURDE
D’INTERROGATIONS
L’ARABIE SAOUDITE
VEUT FAIRE
DE LA RÉGION D’ALULA
LA VITRINE D’UN PAYS
RÉSOLU À DÉVELOPPER
LE TOURISME
NON RELIGIEUX
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