Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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CULTURE


DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019

0123


RÉCIT


U


n robot affamé se go­
berge de livres de Dino
Buzzati : « Crunc! », mâ­
chonne la machine.
Croquée au pastel, dans des cou­
leurs vives et vibrantes, la scène
est publiée par la revue italienne
Alter Alter, en 1982 – elle sera par la
suite incluse au sein de l’album
Monsieur Spartaco ­ Voyages d’un
épicentrique. Son auteur, Lorenzo
Mattotti, né en 1954, grignote
alors les dernières miettes de sa
vingtaine ; ses dessins s’engouf­
frent déjà dans les tréfonds de la
mémoire et de l’inconscient.
Plus jeune de quatre ans, Igor
Tuveri signe pareillement, sous le
pseudonyme d’Igort, ses tout pre­
miers feuilletons, dans la même
revue. Le trait est plus noir et sty­
lisé, l’humour plus aiguisé. L’un
de ces récits, intitulé Goodbye
Baobab, conte les turpitudes d’un
ex­sumo, mordu de viande. Pour­
chassé par des yakuzas, il s’exile
sur une île aussi solaire qu’imagi­
naire, le Parador.
Une demi­douzaine d’années
durant, les deux dessinateurs ani­
meront le collectif Valvoline, à Bo­
logne, aux côtés de Jerry Kramsky,
Marcello Jori, Giorgio Carpinteri
et Daniele Brolli. Deux « membres
honoraires », Charles Burns et
Massimo Mattioli (décédé le
23 août), rejoindront le sextette
sur le tard. Pour eux, la capitale
d’Emilie­Romagne représente à la
fois un épicentre et un « Para­
dor », point de rencontre créatif et
point de fuite vers de plus exoti­
ques explorations. L’aventure Val­
voline, amorcée au tournant des
années 1980, ne survivra pas aux

départs de Mattotti et d’Igort.
Tous deux installés à Paris depuis
près de trente ans, ils sillonnent
régulièrement l’Asie, la Russie ou
l’Amérique du Sud. Et finissent
toujours par se retrouver.
Les deux Italiens se sont ainsi
croisés en septembre, à la Mostra
de Venise, dont Mattotti a conçu
l’affiche et où Igort présentait un
film. C’est que, dorénavant, nos
dessinateurs sont aussi cinéas­
tes. Par un clin d’œil du calen­
drier, leurs premiers longs­mé­
trages sortent en ce mois d’octo­
bre, à deux semaines d’inter­
valle, et au terme d’une grosse
décennie de labeur. Celui de Mat­
totti, La Fameuse Invasion des
ours en Sicile, déploie toute la vir­
tuosité chromatique esquissée
dans Monsieur Spartaco. Inspiré
d’un conte de Dino Buzzati


  • tiens tiens! –, il décrit la diffi­
    cile cohabitation des plantigra­
    des et des humains, en même
    temps que celle, tout aussi déli­
    cate, d’un père et de son fils.


Alliance de légèreté et de gravité
Les affres de la filiation traversent
également le film d’Igort, 5 est le
numéro parfait, qui adapte en pri­
ses de vues réelles l’un de ses al­
bums les plus acclamés, paru
en 2002. Depuis Goodbye Baobab,
l’ironie n’a rien perdu de son tran­
chant, les ombres découpent l’es­
pace avec toujours autant de net­
teté. Le sumo retraité, accro à la
barbaque, a laissé place à un loin­
tain cousin, campé par Toni Ser­
villo : fétichiste d’armes à feu, Pe­
pino est un mafioso rangé des ba­
vures, au nez crochu et à la pater­
nité fauchée. Lorsqu’il s’agit de
fuir les pépins napolitains, c’est

au Parador – parbleu! – que Pe­
pino choisit de se dorer la pilule...
« Les univers de Lorenzo et d’Igort
étaient déjà en germe à l’époque de
Valvoline, prêts à émerveiller le
monde entier », analyse Charles
Burns, âgé de 64 ans. Comme ses
anciens condisciples, l’Américain
figure parmi les signatures les
plus respectées de la BD contem­
poraine. « J’ai fréquenté ce groupe
pendant les deux ans où ma
femme travaillait pour l’université
de Rome, poursuit l’auteur de
Black Hole. J’ai été frappé par leur
utilisation des couleurs, la richesse
de leurs influences, leur transdisci­
plinarité. » Alors à ses débuts,
Burns ressent le besoin de crever
la bulle dans laquelle végètent les
comics, trop fermés d’esprit à ses
yeux : « Aux Etats­Unis, on ne dessi­
nait qu’en noir et blanc, ou avec des
couleurs sommaires, dans un cir­
cuit très commercial, clos et auto­
référencé. Grâce à Valvoline, je me
suis familiarisé avec des techni­
ques d’encrage et de coloration
avant­gardistes, j’ai découvert les
peintres futuristes, je me suis
même amusé à dessiner dans un
magazine de mode! »
A la fin des années 1970, Jacques
de Loustal, fraîchement diplômé

des Beaux­Arts de Paris, se sent à
l’étroit dans les cases de la bande
dessinée franco­belge. Lui privilé­
gie la couleur au contour, à l’ins­
tar des Valvoline. « Les travaux de
ces Italiens ont commencé à être
traduits dans des revues françai­
ses, ça m’a tout de suite emballé, et
l’on s’est liés d’amitié, raconte le
Parisien. Mattotti m’impression­
nait par son traitement radical du
noir et blanc, au fusain, et par ses
couleurs éclatantes. Igort, avec sa
moustache et ses lunettes rondes
de dandy, brillait par l’élégance de
son dessin et de ses tenues...
Comme moi, ils avaient une cul­
ture très picturale, on parlait des
tableaux d’Hockney et d’Hopper,
des films de Wenders, des disques
du Velvet plutôt que de Tintin, ça
faisait du bien. »
Dans les années 1980, Françoise
Mouly repère ce collectif curieux,
au nom huileux. Elle propose à
Mattotti et Igort de collaborer à la
revue Raw, qu’elle chapeaute avec
son mari, Art Spiegelman. « Ça ne
s’est pas fait, mais je me suis tour­
née vers eux dès que j’ai pris la di­
rection artistique du New Yorker,
en 1993, raconte l’éditrice franco­
américaine. Depuis, Lorenzo a
réalisé 34 couvertures pour nous!
Sa versatilité est exceptionnelle.
Qu’il travaille au pastel, à l’huile
ou au fusain, il engage comme
nul autre le regard du lecteur, en
conciliant l’esthétique et la narra­
tion. C’est le seul artiste à qui je
peux demander d’illustrer un spé­
cial mode, comme un numéro sur
le génocide du Rwanda ou sur les
50 ans d’Hiroshima. » Chez Igort,
Loustal admire cette même al­
liance de légèreté et de gravité :
« Derrière sa désinvolture, il est

capable de reportages d’une pro­
fondeur extraordinaire. Lisez ses
Cahiers ukrainiens, sur la mé­
moire des famines staliniennes,
ou ses Cahiers russes, autour de la
journaliste Anna Politkovskaïa! »
Igort a grandi en Sardaigne,
dans une famille très russophile


  • son père, un compositeur classi­
    que, ne jurait que par les avant­
    gardes soviétiques : « Dans mon
    esprit, Tchekhov était une sorte de
    tonton... Ado, je m’amusais à com­
    parer les futuristes russes et ita­
    liens, ces groupes d’artistes me fas­
    cinaient! », dit­il en faisait frétiller
    sa moustache, toujours aussi fi­
    nement ciselée. Au même mo­
    ment, le jeune Mattotti arpentait
    la plaine du Pô, au gré des affecta­
    tions de son militaire de papa :
    « Avec mes frères et ma sœur, nous
    créions des tas de spectacles, qui
    mêlaient musique, théâtre, des­
    sin... Inconsciemment, je me pré­
    parais déjà à Valvoline », plaisan­
    te­t­il dans son vaste atelier pari­
    sien. Sa barbe grise et son sourire
    semblent couverts d’une brume
    de mélancolie. Elle ne se dissipe
    que lorsqu’il feuillette l’édition
    originale de La Fameuse Invasion
    des ours en Sicile, illustrée de cro­
    quis réalisés par Buzzati himself :


Les deux Italiens
se sont croisés
en septembre,
à la Mostra
de Venise,
dont Mattotti
a conçu l’affiche

« Comme plusieurs de mes héros


  • Roland Topor, Henri Michaux,
    Federico Fellini... –, Buzzati était un
    remarquable dessinateur. Mon
    film s’inspire par endroits de ses
    dessins. Pour pouvoir le réaliser, je
    suis allé voir sa veuve, qui a fini par
    me céder les droits. On oublie par­
    fois que l’Italie est à cheval entre la
    Mitteleuropa et la Méditerranée.
    Buzzati en est l’exemple même : sa
    Sicile est très mentale et mysté­
    rieuse, nous sommes plus près de
    Prague que de Palerme! »


Une salutaire dose d’ironie
Non content de jouer les tueurs
pour Igort, Toni Servillo a prêté sa
voix à la version italienne du film
de Mattotti, au côté de l’écrivain
Andrea Camilleri et du comique
Antonio Albanese. « La poésie de
Lorenzo sonde les abysses du
subconscient, celle d’Igort est plus
ludique », estime le comédien
napolitain. C’est Servillo qui a
convaincu le Sarde de porter lui­
même sa BD à l’écran, après que le
cinéaste hongkongais Johnnie To,
longtemps pressenti, ne jette
l’éponge. « Nous sommes saturés
de films et de séries qui dépeignent
Naples sur un mode soi­disant
réaliste et contemporain, regrette
l’acteur. 5 est le numéro parfait
m’a plu pour sa vision très atempo­
relle de ma ville, nocturne, dépeu­
plée et pluvieuse, d’une abstrac­
tion hyper­onirique. »
Au début des années 1980, la
majorité des fumetti, ainsi qu’on
désigne le neuvième art en Italie,
sont lestés par un climat politique
pour le moins pesant. Bologne, en
particulier, paie un lourd tribut
durant ces « années de plomb » :
en 1977, des affrontements san­

Le collectif Valvoline fait encore tache d’huile


Deux membres du mythique groupe de dessinateurs italiens, Lorenzo Mattotti et Igort, sortent chacun un film


B A N D E D E S S I N É E E T C I N É M A


« Nous étions
des personnalités
trop fortes pour
que l’aventure
dure plus de cinq
ou six ans »
LORENZO MATTOTTI
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