Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

24 |culture DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


0123


Un quintette


de choc,


pour rappel


Liebman, Brecker, Copland, Gress


et Baron : un « supergroupe »


qui s’accordait, jeudi, à la folie


du festival Nancy Jazz Pulsations


JAZZ
nancy

L


e Nancy Jazz Pulsations
(NJP) ne fait rien comme
les autres festivals. Et il le
fait autrement. Sans rien
céder sur son désir et sa bagatelle.
En 1973, l’intitulé n’avait rien
d’évident. « Nancy » n’était vrai­
ment pas, sous Pompidou et
Marcellin, la ville toute désignée
pour un cocktail d’avant­garde et
de fantaisie guerrière. Sun Râ
Arkestra, Art Ensemble of Chi­
cago, l’impensable Frank Wright,
plus la horde du délicieux Chris
McGregor, ça tenait de la provo­
cation en ville.
« Pulsations », voilà la trouvaille.
Qui, des deux Einstein du NJP,
Claude­Jean Antoine (il est désor­
mais président de la chose, on
l’appelle toujours Tito) et Patrick
Kader (dit « Patou » pour les da­
mes, désormais « conseil », après
avoir concocté près de cinquante
saisons ahurissantes), qui donc a
eu cette illumination d’adjoindre
« Pulsations » à « Nancy Jazz »?

Nancy Jazz Pulsations, ça c’est
sonore, incroyable, sans rime ni
raison, et bien peu ressemblant à
la ville qu’on aime. Ville dont,
avant eux, Patou et Tito, excusez­
nous, on n’avait pas bien saisi les
pulsations. Les deux gaillards ont
été vite compris par quelques édi­
les même, ça tient debout, avec ce
détail qui compte : l’esprit n’a pas
changé, l’époque, on n’en parle
pas, mais le public, lui, se renou­
velle sans barguigner. Selon cette
pente, Tito et Patou – ben oui! ça
ne vous a pas l’air très sérieux,
business plan, start­up macro­
niste, etc., on dirait plutôt d’un
duo de clowns métaphysiques
versés dans le free style –, Tito et
Patou se sont débrouillés pour
passer la main en douceur, en
douce, avec un talent très secret.
Le nouveau directeur se nomme
Thibaud Rolland. Il prête son so­
prano à Dave Liebman, artiste de
catégorie. Tiens, il est musicien.
L’équipe enchaîne, et la vie conti­
nue, plus que belle. Oui bon
d’accord, nous traversons une
sale passe et l’espèce humaine, se­

lon son programme, devrait dis­
paraître sous peu. Pas la planète,
l’espèce humaine. La planète,
elle, s’en remettra. Elle en a vu
d’autres. Or, dans toutes les occa­
sions de se morfondre, ou les rai­
sons de se rebeller, on voudra
bien mettre au premier rang le
Nancy Jazz Pulsations. Pas seule­
ment pour son élan de vertu ci­
toyenne et de rayonnement ré­
gional : de prisons en Ehpad, il of­
ficie partout, il n’est pas le seul,
mille fois tant mieux! Non,
pas seulement. Mais parce qu’il
rend ses preuves d’intention en

musique. Sans détailler le pro­
gramme en sa profusion, le NJP
découvre, consacre, signale,
éclaire, dégage, et dès qu’il se sera
débarrassé de sa concession à
l’écriture inclusive, il apparaîtra
en majesté.

Ecouter le génie
Résumé de l’étrange autant
qu’inhabituelle folie du NJP : le
« rappel » du premier groupe, un
quintette, chargé d’ouvrir la
neuvième nuit sous chapiteau,
jeudi 17 octobre. Rappel? Bis? En­
core? On se met à la place de
l’auditeur qui n’est en rien obligé
de savoir, le NJP s’en charge, que
Randy Brecker (trompette) est
une légende de l’art moderne.
Les Brecker Brothers ont ouvert
tout un monde, Michael son frère,
le ténor que tous les ténors veu­
lent apprendre, est bel et bien
mort, désormais.
L’auditeur sous chapiteau vient
pour écouter le génie, on pèse les
mots, d’un Dave Liebman (saxo­
phone) qu’il ne connaît pas
d’avance. Marc Copland (piano)
perfectionne ce supergroupe

comme on disait des assemblages
de rock stars dans les années 1970.
Au rappel, il s’est produit une
chose étrange. Société de consom­
mation, hystérie du « bonus », ra­
contez­vous toutes les fables qui
vous plaisent, toujours est­il qu’en
tout genre le public réclame ce
soir du rappel et encore un selfie,
puis un nouveau rappel. En avoir
pour son argent! Rabioter! Logi­
que de réfectoire...
Typologie des « rappels »? Cette
part d’invention qu’exige le pu­
blic? On tombe sur le rappel du
quintette : une chanson du bat­
teur bien connu sous les cieux
du jazz, Joey Baron. Titre? « Plein

de blé dans les fouilles ». Il vient de
la noter à l’amiable. C’est pour rire.
Sauf que le quintette joue la propo­
sition au millimètre, Randy Brec­
ker et Dave Liebman à l’unisson du
bout des lèvres, Marc Copland ser­
vant des harmonies princières,
Drew Gress impeccable à la basse,
c’est la première fois qu’ils jouent
« ça », au terme d’un concert fan­
tastique, cette invention de Joey
Baron, et c’est à fondre.
Harmonisations spontanées,
syncopes agacées, finesse même
pas voulue, émotion que tout re­
tient pour ne pas verser vulgaire,
tout résume leur phénoménale
prestation, ils saluent gentiment,
ni variété ni rock and roll, ils sa­
vent : leur résumé à eux résume le
NJP qui présente en toutes salles
autour d’eux sans le dire une di­
zaine de hasards heureux.
francis marmande

Nancy Jazz Pulsations,
jusqu’au 19 octobre.
Liebman/Brecker/Copland 5tet,
avec Drew Gress et Joey Baron,
le 7 mai 2020 à la Filature,
Mulhouse.

Depuis 1973,
l’esprit
du festival
n’a pas changé,
mais le public,
lui, se renouvelle
sans barguigner

Marc Copland, Drew Gress, Dave Liebman, Joey Baron et Randy Brecker à Nancy Jazz Pulsations, le 18 octobre. GABRIEL GEORGE

Du Crotoy au « fish and chips »,


Alain Souchon égrène ses souvenirs


« Ame fifties », dix chansons au verbe juste et au lyrisme contenu


CHANSON


L


a plage du Crotoy, des va­
canciers, la guerre d’Algérie,
des échanges de baisers,
le « salon d’l’auto », Gabin, un air
d’accordéon à la radio... Autant
de souvenirs qui constituent la
trame d’Ame fifties, chanson
inaugurale et éponyme du nouvel
album d’Alain Souchon. Une évo­
cation des années 1950, quand
Souchon était adolescent – il est
né en 1944 –, par laquelle passent
l’insouciance, mais aussi les mo­
ments plus durs d’une époque,
avec des paroles qui n’ont pas be­
soin d’en dire plus, d’en dire trop.
Une nouvelle fois, ce sens de
la phrase juste, du mot exact, est
au cœur des dix chansons de
Souchon, même lorsque, pour
deux d’entre elles, Presque et
Debussy Gabriel Fauré, elles sont
cosignées, la première par
Edouard Baer, la seconde par
David McNeil. A mi­parcours,
quelques vers d’un poème de
Ronsard (Ronsard Alabama), vir­
gule dans un accompagnement
sobre, façon folk, à la guitare avec
un soutien léger de percussions.
On trouve ainsi dans Ame fifties
le thème éternel de l’émoi amou­
reux ; dans Presque, aux atours

pop, composée par ses fils Pierre
et Charles Souchon (dit « Ours »),
celui de la peine – cette tristesse
qui envahit au moment de la
séparation – ; dans Irène, musique
de Laurent Voulzy, une ambiance
un peu country. Toutes parfai­
tement ouvragées, accrocheuses
par leur évidence mélodique,
le lyrisme réuni du texte et de la
musique. On s’aimait, écrite et
composée par Alain Souchon,
est une valse mélancolique, avec
piano et quatuor à cordes.

Tournures simples
Notre monde, ses questions so­
ciales sont aussi abordés, sans re­
cours au slogan mais avec un re­
gard et des tournures simples. Ici
et là joue sur les contrastes entre
les envies et le quotidien, les réus­
sites et les échecs de celles et ceux
qui vivent d’un côté ou de l’autre
du boulevard périphérique. Sous
« le même soleil », mais séparés par
« quarante mètres de goudron ».
Une musique un peu sombre
aurait surligné le trait. Un peu reg­
gae (signée Pierre Souchon), elle a
un rien d’allégresse, comme pour
exprimer que l’espoir n’est pas
perdu. Le chanteur procède par
touches (Un terrain en pente) et
avec des instantanés – « une usine

qu’on vend/et des hommes qui
pleurent », « à la découverte de l’el­
dorado/dans une poubelle verte ».
En miroir des souvenirs au dé­
but de l’album, voici On s’ramène
les cheveux, composée par Pierre
Souchon. Cette fois, c’est un sé­
jour en Angleterre, dans les an­
nées 1960, bien avant le tunnel
sous la Manche : la traversée en
ferry, la découverte des jeunes
filles et du fish and chips. Et, sur le
quai d’une gare, l’écho d’un épi­
sode célèbre, la rencontre de
Mick et de « l’autre lascar », pre­
mière étape de la formation des
Rolling Stones. Dont on se plaît à
imaginer qu’il a eu pour témoin
Alain Souchon.
En conclusion, la chanson écrite
par le septuagénaire pour Ouvert
la nuit, film d’Edouard Baer, sorti
début 2017. L’histoire d’un patron
de théâtre qui a une nuit pour
sauver son établissement. Avec
une fanfare de jazz néo­orléanais,
qui vire vers la musique de cir­
que, et la voix de Baer par en­
droits. « Entrez, entrez », dit­il, à la
fin, au sortir de cette belle collec­
tion de chansons.
sylvain siclier

Ame fifties, d’Alain Souchon, 1 CD
Parlophone/Warner Music.

En
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