Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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D I M A N C H E 2 0 - L U N D I 2 1 O C TO B R E 2 0 1 9

L E M O T D E L A S E M A I N E

Uniforme


n. masc.

Un présentateur de LCI a été


« fermement » rappelé à l’ordre


par la direction de la chaîne


après avoir fait le lien, le 16 oc-


tobre, entre le voile d’une mère


de famille et l’accoutrement


des nazis. Quelques jours plus


tôt, un pompier de l’Essonne


s’est lui aussi attiré les foudres


de sa hiérarchie en invectivant


face caméra le président


de la République, alors qu’il


défilait en tenue pour exprimer


le ras-le-bol des soldats du feu.


LE BLOC-NOTES

L E S S I N G E S


S AVA N T S


Un problème, deux solutions? Quand l’être
humain va très majoritairement opter
pour celle qu’il a apprise, le singe capucin,
plus flexible, va préférer à 70 % une solution
plus efficace que celle qui lui avait été
enseignée, selon une récente étude menée
par des chercheurs de l’université d’Etat
de Géorgie, aux Etats-Unis.

254


Plus de 414 conducteurs
de trottinettes électriques
ont subi un test d’alcoolémie
positif pendant la quinzaine
de l’Oktoberfest (fête de la
bière), à Munich, en Allema-
gne. Parmi eux, 254 se sont
vu retirer leur permis de
conduire, dans ce pays où
ce moyen de déplacement
est considéré comme
un véhicule à moteur.

LA LOI
DE JENNIFER

Début octobre, la
femme du footballeur
anglais Wayne Rooney
avait réussi à provo­
quer une interruption
momentanée de
Twitter en Grande­
Bretagne en révélant
les supposés méfaits de
son ex­mei lleure amie.
Une semaine plus tard,
l’actrice américaine
Jennifer Aniston
a fait encore mieux :
le compte Instagram
qu’elle venait d’ouvrir
a été aussitôt rendu
inopérant à cause de
l’afflux de « like » et de
demandes de followers,
116 000 en moins
d’une heure.

LASSE RUSSE

M


ême s’il est toujours trop simple de succomber à des
dichotomies, on a du mal à y résister. Avançons alors
l’hypothèse – avec prudence, hein – que le monde des
parents se divise en deux catégories aux bilans sono­
res extrêmement contrastés : d’un côté, ceux qui
crient pour un oui, pour un non (équipe 95 décibels) ;
de l’autre, ceux qui parlent doucement à leurs enfants en toutes cir­
constances (équipe 25 décibels).
Il suffit par exemple de se poster devant l’entrée d’une école
pour observer les mœurs de ces deux tribus. Arrivé généralement à
l’avance, le parent de l’équipe 25 décibels susurre à son enfant une
« bonne journée mon chéri » si doux qu’il se dépose aussi légèrement
qu’une plume d’oisillon au creux de son conduit auditif. Ce ton apaisé
fonctionne comme un régulateur d’humeur. Si
jamais il y a un hic – mettons que l’enfant a oublié
son doudou à la maison –, la gestion de l’incident
n’occasionnera alors aucune surenchère sonore.
« Ce n’est pas grave, papa va aller le chercher et te le
ramener tout de suite. En attendant, je te prête
mon porte­clés Minion, qui pourra te servir de
doudou de secours. » Ici, la météo est celle d’un cli­
mat émotionnel invariablement stable, une oasis
de tempérance. Quand, soudain, déboule l’oura­
gan Irma. « Non mais BORDEL, t’as pas remis le
cahier de texte dans ton sac! Nân mais je RÊVE !!!!
Combien de fois il va falloir que je te répète de pré­
parer tes affaires la veille? Tu seras privé de dessins
animés Minions pendant une semaine, ça t’ap­
prendra à t’organiser un peu mieux, C’EST COM­
PRIS ou je dois te faire un POWERPOINT ?!!! »,
hurle le père gueulard, en secouant sa progéni­
ture horrifiée à bout de bras.
Alors que la gifle, la fessée, la tape sur la
main ont été – à juste titre – mises hors la loi par
un vote du Sénat, le 2 juillet, le cri continue bizar­
rement à résonner comme s’il était une chose
normale, prospérant sur l’ambiguïté de son sta­
tut. Encore aujourd’hui, son usage est souvent
justifié à des fins d’édification du caractère. L’an
dernier, dans le club de foot où mon fils était ins­
crit, l’entraîneur manifestait ainsi par des hurle­
ments son exigence supposée, un peu comme s’il était José Mourinho.
Puis, à l’occasion d’une causerie finale aux allures d’exégèse apaisée, il
expliquait le pourquoi de ces vociférations intempestives. « Vous voyez
les enfants, il n’y a pas un seul footballeur professionnel qui ne s’est pas
fait crier dessus. Si je hurle, c’est pour votre bien, pour que vous deveniez
des bêtes de joueurs... », se justifiait le paternaliste en crampons. « Et pas
des joueurs bêtes », me glissait alors mon fils en douce, pour s’amuser
(pour info, il n’a pas voulu se réinscrire).
Voilà comment le cri peut, dans certains contextes, se trouver
revendiqué comme « tyrannie bienveillante », et parfois même au sein
de respectables institutions. Jusqu’à il y a peu, dans l’école de mes
enfants, une enseignante accueillait chaque jour ses élèves, mug
fumant à la main, avec des éclats de voix de vendeuse de merlans.

« Mettez­vous en rang et TAISEZ­VOUS! », hurlait­elle, sans se rendre
compte qu’il y avait quelque chose de foncièrement paradoxal à exiger
le calme, tout en étant soi­même le principal moteur du bruit
ambiant. Je ne lui jette pas la pierre, car il m’arrive moi aussi de crier.
Récemment, c’est lorsque j’ai surpris mes enfants en train de
consciencieusement labourer avec un pied de chaise un parquet que
j’avais passé trois jours d’été caniculaires à vitrifier. « Merde, merde,
merde, merde, MERDE! », ai­je hurlé (oui, on n’est pas toujours poli
quand on est un papa vénère). Mes enfants sont partis se réfugier dans
leurs chambres. L’orage est passé. Et je me suis senti un peu ridicule,
tant ma réaction semblait disproportionnée.
Au même titre que les coups, les menaces ou le chantage, les
cris font partie de ce que l’on nomme aujourd’hui les « violences éduca­
tives ordinaires » (VEO), soit tous les moyens
coercitifs, plus ou moins brutaux, utilisés pour
éduquer les enfants. Ce type de comportement
est en premier lieu révélateur d’une relation sta­
tutairement dissymétrique. Notamment parce
qu’il n’a pas la force physique de riposter et qu’il
occupe une position de subalterne dans l’orga­
nigramme familial, l’enfant est invité à subir ces
VEO sans broncher (de toute façon, s’il bronche,
il sera « privé d’iPad! »). Une récente étude,
publiée dans la revue Biological Psychology et
menée par des chercheurs de l’Université de
Montréal, a montré que ces violences éducati­
ves ordinaires étaient susceptibles d’altérer les
circuits cérébraux liés à la peur, les enfants ne
réussissant plus à différencier les stimuli ef­
frayants et les stimuli rassurants.
Mais peut­on mettre sur un même plan
des cris et une baffe? Vraisemblablement, on se
situe là dans une zone grise éducative, où tout
est affaire de nuances. Employés de manière
systématique et associés à des paroles qui
essentialisent les comportements (« Tu es un
incapable »), les cris peuvent s’apparenter à de
véritables claques morales. En revanche, le cri
occasionnel, cette décharge émotionnelle
libératrice, est ce qui permet au parent réel de
ne pas être totalement cannibalisé par
l’image fantasmatique du parent idéal. Contrairement au papa
parfait, qui pratique l’« éducation positive » sans jamais dévier de sa
trajectoire bienveillante, le papa réel est un être faillible, parfois fati­
gué, pour qui le coup de gueule fait figure, certains jours, de sorte de
bouée de sauvetage psychique.
Après avoir répété dix fois « mets ton pyjama, brosse­toi les
dents » à un enfant qui semble atteint de surdité, le parent réel, même
s’il s’efforce de rester calme le reste du temps, peut alors être tenté de
hausser le ton. Ayant ses vertus marginales, cette forme d’« éducation
non bienveillante » permet de confronter vos enfants à une écologie
diversifiée des comportements humains. Eh oui, les petits, vous devez
savoir que, plus tard, tout le monde ne vous parlera pas avec un ton
sirupeux de vendeur de confiseries.

Au même titre


que les coups,


les menaces


ou le chantage,


les cris font


partie de ce


que l’on nomme


aujourd’hui


les violences


éducatives


ordinaires


PARENTOLOGIE


Sur ton enfant,


tu ne crieras point


L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine,
Nicolas Santolaria s’intéresse à ces deux tribus de parents : ceux qui hurlent
à tout de bout de champ et ceux qui restent calmes quoi qu’il arrive

Dans les toilettes des facs, sur les murs
des écoles d’art, en marge des
manifestations, on peut lire ce graffiti :
« Pauline partout, Justine nulle part! »
Comme souvent avec les formes
artistiques de la subversion, on
commence par sourire, puis par
réfléchir. Ces deux prénoms vont en
effet de pair et il n’y a pas de surprise

5 400 Justine. Leur abandon est
conjoint et, en 2018, seules 580 Pauline
et 540 Justine voient le jour. Leur âge
moyen aujourd’hui : 23 ans.
Et ces prénoms, socialement, se
ressemblent. Il ne semble pas que l’on
puisse distinguer une Justine de classe...
supérieure d’une Pauline plus populaire :
ces deux prénoms, globalement,
ont les caractéristiques de prénoms
embrassés par les classes moyennes.
Mais alors, pourquoi Pauline serait
partout et Justine nulle part? Pour que
le détournement du slogan fonctionne,
il faut qu’il colle à l’expérience, qu’on
rencontre toujours de la Pauline quand
on est confronté à la Justine, mais
beaucoup moins souvent la Justine
quand on est face à la Pauline. Ou que
la sœur de Justine soit Pauline plus

souvent que la sœur de Pauline soit
Justine. En bref, pour que ça marche,
il faut une « Pauline de proximité ».
Les statistiques le montrent! Les effectifs
de la Pauline sont bien plus élevés que
les effectifs de la Justine. Depuis 1950,
132 000 bébés ont reçu le premier
prénom, et 86 000 le second : il y en
a 46 000 de moins. Justine n’est pas
vraiment « nulle part », mais comparé au
matraquage quotidien que représente
le fait de rencontrer des Pauline,
au travail, à l’université, chez des amis,
ou à la tête de l’association des parents
d’élèves, Justine est un peu plus rare.
Il sera difficile de faire régner la Justine.

Baptiste Coulmont est professeur de sociologie
à l’université Paris-VIII. Il a notamment publié
« Sociologie des prénoms » (La Découverte, 2014).
http ://coulmont.com

à les trouver ensemble. Ils font partie
du wagon de queue de la mode
en -ine, qui, de Martine en Céline,
a fait les beaux jours des « trente
glorieuses ». Ils sont revenus à la mode
au même moment, à partir du début
des années 1980. En 1991-1992, au pic
de leur popularité en France, naquirent
un peu plus de 6 000 Pauline et

L E P R É N O M D E S G E N S

Pauline


et Justine


Par Baptiste Coulmont

DAVID ADRIEN
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