Le Monde - 24.10.2019

(Jacob Rumans) #1

0123
JEUDI 24 OCTOBRE 2019 horizons| 21


Des Indiens
karitiana
sur la route
menant
à leur réserve.

« MACRON EST CELUI 


QUI NOUS MASSACRE


LE PLUS ! IL VEUT 


NOUS METTRE 


EN ENFER ! », LANCE 


UN HOMME


détruisant les scieries, confisquant bovins
et cargaisons de bois. Ulcérés, les fermiers
s’organisent et manifestent en masse dans
les villes de la région. Ils vont même jusqu’à
menacer de bloquer la construction de
deux usines hydroélectriques, projetée par
le gouvernement fédéral sur le grand rio
Madeira. Dans leur lutte, ils disposent d’un
allié de poids en la personne du puissant
gouverneur du Rondônia, Ivo Cassol, favo­
rable aux éleveurs.
Le président de gauche Luiz Inacio Lula da
Silva, alors au pouvoir à Brasilia, est au som­
met de sa popularité et ne souhaite en
aucun cas terminer son second mandat sur
un conflit terrien. En 2010, il tranche donc...
et sacrifie la forêt : en vertu d’un accord passé
avec l’Etat du Rondônia, la réserve de Bom
Futuro est réduite au tiers de sa superficie
initiale. Les deux tiers restants sont livrés au
pâturage, transformés en « aire de protection
environnementale », aux critères de conser­
vation vagues. Pour les éleveurs, la victoire
est totale. Surtout, elle montre la voie : l’inva­
sion de la terre, ça fonctionne. Il suffit d’être
uni, d’avoir un politique influent de son
côté... et d’une étincelle.
31 août 2018. A un mois du premier tour de
l’élection présidentielle, le leader d’extrême
droite Jair Bolsonaro atterrit à Porto Velho,
capitale du Rondônia. Porté en triomphe par
des centaines de partisans exaltés, le favori
des sondages marche sur du velours. « Le
Brésil ne peut pas supporter que plus de 50 %
de son territoire soit démarqué en terres indi­

gènes, en aires de protection environnemen­
tale ou en parcs nationaux. Toutes ces réser­
ves entravent le développement! » tonne­t­il.
Au passage, il pilonne les ONG, mais aussi les
agences publiques de protection de la na­
ture, telles que l’Ibama ou l’Institut Chico
Mendes (ICMBio, chargé de la protection des
parcs naturels). Selon lui, celles­ci « portent
préjudice à ceux qui veulent produire », en
premier lieu aux petits fermiers. Ovation
générale. Au mois d’octobre, Bolsonaro
obtient 72 % au second tour de la présiden­
tielle dans le Rondônia : presque 20 points de
plus qu’au niveau national. Au passage, son
Parti social­libéral (PSL) rafle le gouvernorat
de l’Etat. Un plébiscite.
Dans l’Amazonie, le discours du président
enflamme les esprits et libère les pulsions.
Dans le Rondônia, des agents de l’Ibama sont
agressés, leurs véhicules incendiés. Et quand
la saison sèche arrive, à l’été 2019, le Rondô­
nia s’enflamme. Les queimadas se multi­
plient, hors de contrôle : en tout, plus de
5 500 départs de feu sont dénombrés rien
qu’au mois d’août dans l’Etat par l’Institut
national de recherche spatiale brésilien
(INPE) : une hausse de 183 % par rapport au
même mois de l’année précédente.
Certains grileiros n’ont pas attendu la sai­
son sèche pour entrer en action. Ainsi, le
22 octobre 2018, six jours seulement avant
le second tour de l’élection présiden­
tielle, poussées par les promesses du futur
président, plus de 400 familles, soit proba­
blement 1 000 à 1 500 personnes, prennent

d’assaut ce qu’il reste de la forêt protégée et
s’installent au beau milieu de la réserve de
Bom Futuro, sur un site déjà envahi à plu­
sieurs reprises dans la décennie écoulée. Le
nom de leur campement, Boa Esperança, en
dit long sur leur optimisme. Immédiate­
ment, la déforestation commence.
Anesthésiées par la victoire de l’extrême
droite, dépecées et asséchées de leur budget
par le pouvoir en place, les agences environ­
nementales tardent à réagir. Il faudra un an,
et le 9 septembre 2019, pour qu’enfin une
opération de police soit menée. Quelque
200 policiers, militaires et agents de l’ICMBio
évacuent alors les « envahisseurs » et détrui­
sent le campement. Mais le mal est fait : en
moins d’un an, selon les autorités, plus de
700 hectares de forêt sont partis en fumée
dans plusieurs queimadas.
Expulsées, les centaines de familles de Boa
Esperança vivent aujourd’hui entassées dans
une école désaffectée de Rio Pardo. On y
trouve des hommes, des femmes, des en­
fants, venus du Brésil entier. Une pauvreté
rurale, éreintée, hagarde. « On a besoin de
cette terre! Le peuple a besoin de terre! Le petit
agriculteur est abandonné! », rugit d’entrée
un pasteur évangélique, improvisé porte­pa­
role. Dans l’école, il fait une chaleur de four.
Le ton monte, contre la France en particulier.
« Macron est celui qui nous massacre le plus!
Il veut nous mettre en enfer! », lance un
homme en sueur. Vite, les journalistes du
Monde sont accusés d’espionnage. Nous
sommes priés de partir.
L’évacuation de Bom Futuro ne représente
qu’une partie de la mission de l’armée dans
la région. Epaulant l’Ibama et l’ICMBio,
400 militaires, appuyés par des hélicoptères,
des camions et deux avions C­130 Hercules,
participent toujours officiellement, dans le
Rondônia, à l’opération « Vert Brésil », décré­
tée en urgence fin août par Jair Bolsonaro,
sous la pression internationale, afin de met­
tre fin aux incendies. A Rio Pardo, l’armée a
fixé son camp de base dans le préau de l’école
en fonctionnement. Les écoliers en cartable
y croisent des soldats en treillis dans une
étrange cohabitation.
Mais avec quelle efficacité? A 13 heures, ce
jeudi de septembre, un point de chaleur est
détecté à la lisière de la forêt de Bom Futuro.
Branle­bas de combat. Un groupe d’agents de
l’Ibama, escorté par un militaire, file vers l’in­
cendie. On aperçoit la fumée monter dans le
ciel blanc de l’après­midi, puis les flammes,
qui ravagent un bout de forêt vierge, survi­
vant au fond d’un pâturage. L’accès est diffi­
cile : il faut longer les champs, escalader des
barrières, se frayer un chemin à travers les
herbes hautes. A l’évidence, l’incendie est
plus large que prévu. S’approchant à peine,
ne cherchant ni les causes ni les coupables,
l’Ibama se contentera de déterminer la posi­
tion GPS du feu. « On n’intervient que s’il pé­
nètre dans la forêt nationale. Là, on va trans­
mettre ces données aux autorités, qui se char­
geront de mettre une amende au fermier... »,
nous explique­t­on. En dix minutes, le 4 × 4
est reparti. Personne n’éteindra les flammes,
qui continueront de brûler dans la nuit.

LE « PRIX DE L’ALLUMETTE »
En cette fin septembre, Rio Pardo continue
de se réveiller chaque matin enfumée par les
queimadas. Mais est­ce l’effet indirect de la
dissuasion militaire? Ou le retour des pluies?
Le nombre d’incendies a tout de même dimi­
nué d’un tiers dans le Rondônia par rapport
au mois précédent, selon les données satelli­
tes de l’INPE. Si l’on en croit le ministère de la
défense, à l’intérieur de la forêt Bom Futuro,
les incendies seraient bel et bien éteints. La
tendance est similaire dans l’ensemble du
Brésil, mais avec des variations considérables
d’une région à l’autre. Ainsi, le nombre de dé­
parts de feu a diminué de moitié dans l’im­
mense Etat d’Amazonas... mais a été multi­
plié par six dans le « petit » Amapa, frontalier
de la Guyane française. De son côté, la défo­
restation ne ralentit pas : 7 853 km^2 d’Amazo­
nie ont disparu depuis le début de l’année,
soit une augmentation de 93 % par rapport à
la même période l’année dernière au Brésil et
une surface équivalente à celle d’un départe­
ment comme le Puy­de­Dôme.
Même modeste, l’opération « Vert Brésil »
irrite les paysans, en particulier le bien sur­
nommé « Chico Chora » (littéralement,

« Chico pleure »), de son vrai nom Francisco
Lopes. Arrivé à Rio Pardo en 2005, cet
homme de 58 ans est éleveur laitier. Il se lève
tous les jours à l’aube pour traire en famille
ses 60 vaches. « Ici, nous, les paysans, on n’a
que des dettes! se plaint­il. L’Ibama vient en
arme pour nous contrôler, dans nos maisons,
comme si on était des criminels! Et ils nous
mettent des amendes absurdes, très élevées, à
cause de petites queimadas ou d’un problème
de réglementation. Je connais quelqu’un qui a
reçu 135 000 reais [29 400 euros] d’amende
alors que son terrain n’en vaut que 8 000. »
Autant de contraventions qu’évidemment
personne n’a jamais payées et ne paiera ja­
mais. Encore moins avec Bolsonaro au pou­
voir. D’autant que, rappelle le fermier, « net­
toyer la terre avec une machine agricole, ça
coûte 3 000 reais par acre. Avec un brûlis, ça
revient au prix de l’allumette! »
Aujourd’hui, même dans l’Etat du Rondô­
nia, la popularité du président s’effrite. « Mal­
gré la redémarcation de 2010, personne n’a
reçu de titre de propriété dans la région. Ici, offi­
ciellement, la terre appartient toujours à l’Etat.
Tout ce qu’on a, c’est le justificatif lors de l’achat
du lot de terre [contracté auprès du grileiro et
le plus souvent frauduleux], indique Marione
Costa, 47 ans, administrateur de Rio Pardo, qui
reçoit assis sur une simple chaise en plastique
rouge, à la terrasse de sa maison. Or, chez
nous, tout le monde a cru que Bolsonaro ouvri­
rait les réserves, retirerait les amendes, donne­
rait des titres de propriété et laisserait les agri­
culteurs tranquilles. Mais maintenant, avec
cette opération en cours et tous ces contrôles,
on voit que tout ça, c’était des bêtises, des men­
songes, juste pour gagner les élections. »

INQUIÉTUDE CHEZ LES INDIENS
Marione Costa, comme les autres, le cons­
tate : dans la région, les pluies se font plus ra­
res. Moins intenses, aussi. « Ces fous de fer­
miers détruisent la forêt sans se rendre
compte qu’elle régule le climat et qu’il sera
bientôt impossible de faire pousser quoi que ce
soit ici !, s’alarme un défenseur de l’environ­
nement local, menacé de mort, soucieux de
rester anonyme. Les petits agriculteurs ne se
voient pas comme des criminels, mais comme
des travailleurs honnêtes, des pionniers du
Brésil, des victimes persécutées... C’est surréa­
liste! » Difficile, selon lui, de faire changer les
mentalités. Même perdu d’avance, le combat
est pourtant crucial : « Si on perd Bom Futuro,
ce sera un précédent pour tout le Brésil, la
porte ouverte à la destruction de toutes les
autres aires protégées du pays », poursuit­il.
Les plus inquiets, dans la région, sont peut­
être à chercher au nord de Bom Futuro. Là,
jouxtant la forêt, se trouve la réserve indi­
gène karitiana. Environ 350 Indiens y vivent
sur 90 000 hectares de forêts « démarquées »
et intactes. Des Indiens déroutants, en majo­
rité évangéliques, équipés de smartphones et
de machines à laver. « Nous sommes de vrais
Brésiliens. On ne veut plus vivre isolés. Ce
qu’on veut, c’est conserver notre langue, nos
traditions et notre forêt. On a besoin d’Indiens
qui rentrent en politique, étudient le droit à
l’université pour défendre notre culture », as­
sume Cledson Pitana, jeune Karitiana de
25 ans, qui préside l’association de la tribu et
travaille lui­même à l’assemblée législative
de l’Etat du Rondônia.
Longtemps, la terre karitiana est restée
inviolée. « Mais quelque chose a changé »,
s’inquiète Cledson Pitana. En 2018, le conflit
de Bom Futuro a débordé dans la réserve.
Des bûcherons sont entrés pour voler du
bois précieux. Des fermiers sont venus re­
vendiquer des pans du territoire indigène.
« Tout ça, c’est nouveau. Aujourd’hui, on se
sent menacés, s’inquiète­t­il. Pour l’instant,
on fait confiance aux organes compétents et
aux pouvoirs publics... mais si tout ça n’est
pas résolu, on expulsera [les envahisseurs]
de nos propres mains. »
La violence pourrait­elle embraser l’Ama­
zonie? Et que faire pour l’empêcher? Dans
le Rondônia, personne n’a de solution. En
vérité, personne n’en cherche vraiment.
L’Amazonie, tranchée, brûlée, repoussée à
l’horizon ou au­delà, paraît à certains mo­
ments bien loin. Dans les têtes comme sur
terre, la forêt est souvent plus un souvenir
qu’une réalité. Comme si « Bon Futur » ap­
partenait déjà au passé.
bruno meyerfeld

Fernando
Lopes, 17 ans,
parade sur
son cheval
dans une rue
de Rio Pardo.

Lors d’un
rodéo organisé
à Rio Pardo.

Des familles
expulsées
du campement
Boa Esperança
vivent
entassées dans
une école
désaffectée
de Rio Pardo.

Dans la ferme
de Francisco
Lopes,
à Rio Pardo.


PHOTOS : AVENER PARDO
POUR « LE MONDE »

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