Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1

12 |france SAMEDI 26 OCTOBRE 2019


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La fonction publique face au devoir de « vigilance »


Les agents de l’Etat sont sollicités pour détecter la radicalisation, une mission qui les met en porte­à­faux


L


a société de vigilance »,
c’est la réponse qu’a don­
née Emmanuel Macron
au risque djihadiste dans
son discours d’hommage aux po­
liciers et agents de la Préfecture de
police tués par Mickaël Harpon, le
8 octobre. Mais vigilance contre
qui, contre quoi? Pour le chef de
l’Etat, cette « société de vigilance »
nécessite, de la part de chaque ci­
toyen de « savoir repérer à l’école,
au travail, dans les lieux de culte,
près de chez soi, les relâchements,
les déviations, ces petits gestes qui
signalent un éloignement avec les
lois et les valeurs de la République ».
Depuis 2014, les agents de l’Etat
ont déjà pour mission de traquer
ces « petits gestes », non pas seu­
lement dans la police, le rensei­
gnement ou la justice, mais égale­
ment dans la santé, le sport ou
l’éducation. Si la plupart des insti­
tutions se plient à l’exercice, elles
le font avec des sensibilités et des
regards très différents, notam­
ment autour de la question
connexe – et complexe – du
« communautarisme ».

Education nationale
« On signale les risques,
c’est normal »
Dans l’éducation nationale, la
« vigilance » s’exerce ainsi autant
à l’égard des personnels que des
élèves : « Les choses sont bien ins­
tallées depuis deux ans. Lorsqu’un
comportement est repéré, il y a un
partage d’informations », expli­
que Thierry Ledroit, directeur ad­
joint du cabinet de Jean­Michel
Blanquer, qui se félicite du « tra­
vail accompli » notamment en
matière de formation à une tâche
vue comme « une extension de la
mission habituelle de prévention
des risques ». Un travail qui in­
combe essentiellement aux chefs
d’établissement, chargés de faire
remonter les informations grâce
à des logiciels spécifiques.
Sur le terrain, la perception est
moins enthousiaste. « Cela ne doit
pas devenir le cœur de notre mé­
tier », prévient Bruno Bobkiewicz,
proviseur au lycée Berlioz de Vin­
cennes (Val­de­Marne) et secré­
taire national du Syndicat des
personnels de direction (SPDEN),
qui n’y voit cependant « rien de
choquant ». « On signale les ris­
ques, c’est normal », assure­t­il,
rappelant que l’institution sco­
laire a toujours signalé les dan­
gers pour les enfants. Rien de
neuf selon lui, donc. Mais le pro­
viseur met en garde contre le

spectre « d’un sujet de focalisation
permanent », et estime que cette
lutte ne doit pas « cibler une reli­
gion en particulier ».
Il regrette la difficulté à « tra­
vailler avec les autres » services de
l’Etat et à croiser les informations,
ainsi que le manque de « forma­
tions » pour déterminer ce qui re­
lève de la radicalisation, nécessai­
rement « un ensemble de compor­
tements, de propos, de tenues, de
signaux faibles ». « On est sur des
faisceaux d’indices », renchérit­on
au cabinet de M. Blanquer, où l’on
évoque les discours d’ordre radi­
cal, bien entendu, mais égale­
ment le fait pour un garçon de
« ne pas être à l’aise avec des cama­
rades féminines ». Plus d’un mil­
lier d’élèves auraient fait l’objet de
suivi depuis 2017. Quant aux en­
seignants, les cas sont très rares,
assure le cabinet de M. Blanquer.

Enseignement
supérieur
La crainte d’une
« chasse aux sorcières »
La question est différente dans
l’enseignement supérieur. Coau­
teur d’un rapport parlementaire
sur les services publics face à la ra­
dicalisation, le député Eric Diard
(LR, Bouches­du­Rhône) juge que
le secteur est sans doute l’un des
moins bien préparés. « C’est une
culture de l’autonomie, loin des
problématiques de sécurité, avec
des valeurs qui le rendent rétif à
tout contrôle », déplore le député.
Lundi 14 octobre, le « référent ra­
dicalisation » de l’université de
Cergy­Pontoise a ainsi déclenché
un tollé en adressant une fiche
aux personnels précisant les « si­
gnaux faibles » (barbe sans mous­
tache, arrêt de l’alcool, change­
ment vestimentaire...) supposés
démontrer le début d’un « proces­
sus de radicalisation ».
Jugée « très maladroite » par le
président de l’université, Fran­
çois Germinet, et désapprouvée
par la ministre Frédérique Vidal,
la fiche a été supprimée. Elle res­
semble pourtant fortement aux
contenus d’un prospectus officiel
distribué à la rentrée dans les uni­
versités, qui évoquait lui aussi des
« signes distinctifs » similaires. Le
cas est emblématique du malaise
de l’université, qui accueille des
jeunes majeurs, face à cette ques­
tion. L’un des principaux syndi­
cats d’enseignants du supérieur,
le Snesup­FSU, a ainsi publié un
communiqué dénonçant la « dé­
lation généralisée et la chasse aux

sorcières ». « Le détournement
d’appels à la vigilance vers le soup­
çon lié à des apparences est à la
fois intolérable pour le vivre­en­
semble et absurde », estime le syn­
dicat, pour qui « le métier des uni­
versitaires est notamment d’être
des formateurs/trices, pas des in­
formateurs/trices ».
Pour nombre d’universitaires,
c’est par la formation à l’esprit cri­
tique et par la formulation de
« contre­discours » que les profes­
seurs pourront agir le plus effica­
cement. En pratique, les campus
se dotent de « référents » radicali­
sation, « mais on part de loin », re­
grette M. Diard.

Santé « Il y a une
représentation
qui vise à dire que les
radicalisés sont fous »
Si la ministre de la santé, Agnès
Buzyn, dit ne pas voir avoir « de

remontée de problèmes très pré­
gnants de communautarisme
dans les hôpitaux », Jérémie Sé­
cher, président du Syndicat des
manageurs publics de santé, re­
connaît avoir eu à faire « de façon
encore périphérique » à « des si­
tuations de pratiques religieuses
prosélytes » au sein du personnel.
Pour autant les hôpitaux ont une
culture « de dialogue avec la po­
lice et la justice » de longue date,
qui permet selon lui de faire face
à la question.
En pratique, le dialogue avec les
préfectures est du ressort des
agences régionales de santé
(ARS), notamment pour l’orien­
tation en vue de soins, résume
Marion Cinalli, de l’ARS Ile­de­
France. Des représentants des
ARS siègent ainsi dans les réu­
nions préfectorales consacrées
au sujet afin d’offrir un éclairage.
Celui­ci passe bien souvent par la
psychiatrie, pas toujours à bon
escient. « Il y a une représentation

qui vise à dire que les radicalisés
sont fous », reconnaît Marion
Cinalli, qui évoque plutôt un
chiffre de l’ordre de « 5 à 10 % » de
recoupement entre les person­
nes hospitalisées sous con­
trainte et le fichier des person­
nes radicalisées.
L’instrumentalisation de la
psychiatrie, c’est ce que dénonce
le président de la Fédération
française de psychiatrie, Michel
David. « Il y a une pression des
préfets sur les psychiatres pour
des situations considérées par les
préfectures comme de la radicali­
sation », estime­t­il, évoquant
des cas de sollicitations parfois
insistantes d’établissements
pour qu’ils maintiennent des
personnes hospitalisées. « On
nous demande d’interner des
gens parce qu’ils ont tenu des pro­
pos louches », fustige­t­il.
Au­delà de la psychiatrie, c’est la
question du secret médical qui se
pose. L’ordre des médecins a dé­

posé un recours contre un décret
qui prévoyait le croisement systé­
matique des fichiers de l’hospita­
lisation sous contrainte et du fi­
chier des personnes radicalisées à
des fins de signalement. « On ne
peut pas jouer le rôle de prison ou
de centre de rétention », fustige
M. David. M. Sécher abonde : « No­
tre mission, c’est la prise en charge
des patients. »

Sports Le spectre
d’une « société
de la défiance »
Autre secteur jugé « à risque » par
le député Diard, celui des sports.
Au sein du ministère de Roxana
Maracineanu, on assure pourtant
avoir développé une « culture de
vigilance citoyenne commune »,
au travers notamment de la no­
mination de « 150 référents » lo­
caux. Philippe Sibille, officier de
liaison du ministère de l’intérieur
placé au ministère des sports,
évoque également « l’intensifica­
tion des contrôles » notamment
dans des disciplines jugées priori­
taires, comme « les sports de com­
bat (boxe, judo, arts martiaux) »,
mais aussi « les sports de masse
comme le football, le basket ou
l’athlétisme ».
Si les cas de « radicalisation »
avérée sont rarissimes (une qua­
rantaine d’éducateurs sportifs
seraient suivis), le cabinet ne ca­
che pas qu’il « peut y avoir des
malaises localement » quant à la
définition de la radicalisation,
voire des préfectures trop zélées
parfois faute d’une « expertise du
monde sportif ». « Des prières
dans le vestiaire, ce n’est pas con­
forme mais ce n’est pas de la radi­
calisation », précise Lionel Bo­
land, président de la ligue du
football amateur.
Avec plus de 2 millions de licen­
ciés, la Fédération française de
football (FFF) a été sollicitée très
tôt, mais craint les amalgames.
« Il y a une présence plus forte du
religieux, c’est vrai, mais ça ne
veut pas dire une radicalisation
violente », juge M. Boland, qui
évoque le spectre d’une « société
de la défiance et de la délation ». Si
la FFF a mis en place des guides et
des formations à l’égard des
clubs, elle veut avant tout « pro­
mouvoir le respect de l’autre et la
tolérance », dans une démarche
« plus large sur la question des at­
teintes aux personnes ». Mais, rap­
pelle­t­il, « notre métier de base
reste de faire du foot ».
samuel laurent

Contre la radicalisation, trois plans et une culture du « criblage »


Depuis 2014, les plans et les structures se sont succédé pour construire un « maillage » de prévention national, appuyé sur des fichiers


I


l existe, depuis 2014 et le pre­
mier plan de lutte antiterro­
riste, une coordination des
services de l’Etat sur la question
de la radicalisation. Au niveau
national, elle s’incarne par le co­
mité interministériel de préven­
tion de la délinquance et de la ra­
dicalisation (CIPDR) et par le cen­
tre national d’assistance et de
prévention de la radicalisation
(CNAPR), qui gère le numéro vert
« stop djihadisme » permettant
de signaler un cas de radicalisa­
tion, ainsi que le fichier des per­
sonnes radicalisées.
La « société de la vigilance » est
avant tout une société de la dé­
tection, et de la formation à cette
détection. Concrètement, ces dis­
positifs impliquent de fait des
centaines de milliers d’agents de
l’Etat, qu’ils soient chefs d’éta­
blissement, éducateurs sportifs,
membres de l’administration pé­
nitentiaire ou de la fonction pu­

blique hospitalière ; mais aussi
des acteurs associatifs, devenus
autant de vigies de la radicalisa­
tion. Mais qu’implique ce
concept? Depuis 2014, le CIDPR a
tenté d’élaborer une définition à
partir des travaux du sociologue
Farhad Khosrokhavar : « Proces­
sus par lequel un individu ou un
groupe adopte une forme violente
d’action, directement liée à une
idéologie extrémiste à contenu
politique, social ou religieux, qui
conteste l’ordre établi. »
Localement, un réseau de « ré­
férents radicalisation » a été mis
en place tant au sein des préfec­
tures que dans l’éducation natio­
nale, le sport ou la santé. Ils sont
chargés de faire remonter des cas
et des soupçons dans leur do­
maine, auprès des préfectures.
Celles­ci ont un double disposi­
tif : le signalement est reçu par
un groupe d’évaluation départe­
mental, composé du préfet, du

procureur, mais aussi des rensei­
gnements territoriaux, de réfé­
rents des forces de l’ordre, des
services sociaux et de l’adminis­
tration pénitentiaire. Il est
chargé d’évaluer la « dangero­
sité » des individus signalés, et
d’ordonner les mesures adéqua­
tes : suivi, mise sous surveillance
électronique... Cette évaluation
est révisée régulièrement.
En outre, chaque préfecture dis­
pose, là encore depuis 2014,
d’une cellule de prévention de la
radicalisation et d’accompagne­
ment des familles, où se retrou­
vent acteurs institutionnels
(communes, conseils départe­
mentaux) et de santé (agences ré­
gionales, psychologues ou psy­
chiatres...), et jusqu’à des respon­
sables religieux. Elle est chargée
de mener des actions de forma­
tion, de prévention et d’informa­
tion (la prévention dite « pri­
maire ») ; mais aussi de prendre

en charge les personnes radicali­
sées, notamment les mineurs,
d’un point de vue social et psy­
chiatrique le cas échéant, selon
deux échelons : la prévention
« secondaire », qui cible des grou­
pes à risque et déjà signalés, et la
« tertiaire », qui cible des indivi­
dus déjà suivis par la justice.

Méthode « un peu hypocrite »
En novembre 2018, le CNAPR indi­
quait avoir reçu depuis avril 2014
plus de 68 000 signalements par
l’intermédiaire du numéro vert
ou sur Internet. A peine un
dixième (7 300) a fait l’objet d’une
transmission aux services spécia­
lisés. Sur ces 7 300 signalements,
5 379 ont fait l’objet d’un suivi,
toujours actif dans la moitié des
cas environ. C’est moins que les
9 516 cas détectés par les états­
majors de sécurité, qui réunissent
forces de l’ordre, justice et acteurs
de l’éducation nationale ou de

l’administration, à la suite à de
« remontées » de terrain. Sur ces
9 500 cas, 5 800 faisaient toujours
l’objet d’un suivi. Si l’on fait un ra­
tio entre nombre de signale­
ments et nombre de cas toujours
suivis, l’écart est spectaculaire :
3,77 % dans le cas des signale­
ments « spontanés » sur la plate­
forme du CNAPR contre 61,6 %
dans les cas détectés par les états­
majors de sécurité.

En pratique, au­delà des signa­
lements, il est souvent complexe
d’agir. « On ne peut pas créer de
délit de radicalisation », rappelle
le député LR des Bouches­du­
Rhône, Eric Diard, qui déplore le
manque de « criblage » à l’embau­
che, mais aussi en cours de car­
rière, dans la fonction publique.
Autre question, celle de l’action
possible une fois un cas détecté.
Bien souvent, faute de pouvoir
justifier de la radicalisation, on
utilise des biais extérieurs pour
procéder à une fermeture de
salle de sport ou à une révocation
de fonctionnaire. Une méthode
« un peu hypocrite » pour le dé­
puté, qui plaide pour une « pres­
tation de serment républicain »
chez les fonctionnaires régaliens
(police, armée, pénitentiaire),
dont la rupture pourrait être in­
voquée comme motif de révoca­
tion en cas de radicalisation.
sa. l.

Faute de pouvoir
justifier de la
radicalisation,
on utilise souvent
des biais
extérieurs
pour révoquer
un fonctionnaire
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