6 |international SAMEDI 26 OCTOBRE 2019
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Evo Morales officiellement réélu en Bolivie
Le résultat du scrutin est contesté par l’opposition et par la communauté internationale
la paz envoyée spéciale
C’
est la fin d’un sus
pense long de quatre
jours durant lesquels
la population bolivienne était
suspendue aux résultats de
l’élection présidentielle, les yeux
rivés sur le décompte des derniè
res voix qui arrivaient au comp
tegouttes depuis dimanche. Le
président sortant, Evo Morales, a
finalement été donné vainqueur,
jeudi 24 octobre, dès le premier
tour face au centriste Carlos
Mesa, avec 47,07 % des voix con
tre 36,51 %, mais des soupçons de
fraude pèsent sur le processus
électoral.
Selon le système bolivien, le
candidat en tête du premier tour
doit obtenir la majorité absolue,
c’estàdire au moins 40 % des
suffrages avec 10 points d’écart
sur le second pour l’emporter.
Avec 10,5 points d’avance, repré
sentant près de 650 000 voix,
Evo Morales est donc reconduit
président de la Bolivie pour cinq
années supplémentaires. A la fin
de son mandat, en 2025, le plus
ancien président d’Amérique la
tine aura passé dixneuf ans à la
tête de l’Etat.
Ces derniers jours, la mission
d’observation de l’Organisation
des Etats américains (OEA),
comme l’Union européenne,
avait émis de « sérieux doutes »
sur le scrutin et fait état de son
inquiétude. Notamment sur le
processus de dépouillement des
bulletins, interrompu subite
ment par le Tribunal suprême
électoral (TSE) dimanche soir.
Une pause jugée « surprenante »
et qui a généré la suspicion dans
la population. Jeudi soir, plu
sieurs pays ont haussé le ton.
L’Union européenne a appelé à
« mettre un terme au processus de
dépouillement en cours », esti
mant que « la meilleure option se
rait la tenue d’un second tour
pour rétablir la confiance et s’as
surer du respect du choix démo
cratique du peuple bolivien ». De
leur côté, les EtatsUnis, le Brésil,
l’Argentine et la Colombie ont de
mandé qu’un second tour ait lieu
si l’OEA ne confirmait pas le ré
sultat du premier tour.
Alors que, dans un premier
temps, les résultats partiels lais
saient entrevoir un second tour,
les nouveaux résultats dévoilés
près de vingtquatre heures
après le vote donnaient une nou
velle tendance en faveur d’Evo
Morales. Signe du malaise entou
rant le dépouillement, le vice
président du Tribunal supérieur
électoral (TSE), Antonio Costas, a
claqué la porte de cette institu
tion, critiquant le système de
comptage. Selon le politiste Lud
wig Valverde, « le TSE a perdu
toute autorité morale ». Le candi
dat d’opposition, Carlos Mesa, a
annoncé jeudi qu’il ne respecte
rait pas ces résultats et a appelé
les Boliviens à se mobiliser en
défense de leur vote.
« Bataille pour le récit »
Dès le milieu de l’aprèsmidi de
jeudi, les résultats ont déclenché
de gigantesques rassemble
ments partout dans le pays. « De
mocracia si, dictadura no! »,
criaient les manifestants à pleins
poumons dans le centre de la ca
pitale, La Paz, tandis qu’ils des
cendaient le Prado – grande ar
tère arborée du centreville – au
milieu de chants, de musique et
de pétards.
« On est là tous les jours depuis
lundi. Il faut continuer d’exercer
la pression dans la rue, c’est l’uni
que moyen de se faire entendre et
de recouvrer la démocratie », as
sure Miguel Fernandez, ingé
nieur informatique. Un peu plus
loin, Zunilda Lanza, 31 ans, étu
diante en droit, défile avec sa
mère : « Nous sommes détermi
nées et pacifiques. Nous sommes
fatiguées de ce gouvernement.
Nous ne voulons pas qu’il se
maintienne au pouvoir. »
Dans la ville de Santa Cruz, capi
tale économique de l’est du pays,
de violents affrontements entre
civils ont fait plusieurs blessés.
Une grève nationale a été lancée
depuis ce bastion de l’opposition.
Le président, Evo Morales, a re
jeté toute accusation de fraude et
s’est félicité publiquement pour
cette nouvelle victoire, « la qua
trième d’affilée » en treize ans. En
guise de bonne volonté, il a in
vité l’OEA à procéder à un audit
du dépouillement des voix. Dans
une conférence de presse, jeudi,
le président a une fois de plus
fustigé l’opposition de droite,
l’accusant de fomenter un
« coup d’Etat » et dénoncé les
mouvements de protestation. Il
a également déploré que certains
Boliviens « ne reconnaissent pas
le vote indigène et continuent
dans la haine, le mépris et la
discrimination ».
« Il y a une bataille pour le ré
cit », souligne Sebastian Urioste,
membre de l’Observatoire politi
que de l’Amérique latine et des
Caraïbes (OPALC) : « D’un côté, on
entend : “Nous avons gagné au
premier tour mais la droite, les
pouvoirs de l’étranger, le racisme
intérieur, veulent nous arracher
cette victoire.” De l’autre, le récit
dit que le peuple s’est prononcé
[se basant sur les premiers résul
tats], et qu’il est nécessaire qu’il y
ait un second tour. Dans les deux
cas, les deux camps invoquent la
défense de la démocratie. »
La situation paraît aujourd’hui
bloquée et beaucoup craignent
qu’elle ne dégénère dans la vio
lence, même si chaque camp se
veut pacifique. L’opposition s’or
ganise et a appelé à la « résistance
civile ». A La Paz, des organisa
tions citoyennes ont décidé de
bloquer les carrefours de la capi
tale vendredi et de faire front
dans les rues. De son côté, le Mou
vement vers le socialisme (MAS)
d’Evo Morales sait qu’il a la capa
cité de mobiliser d’importants
secteurs sociaux. Cette semaine,
lors d’une manifestation de sou
tien organisée par le MAS, plu
sieurs milliers de personnes se
sont rassemblées dans la capitale.
« Nous sommes devant un scéna
rio hautement conflictuel et in
flammable », estime Ludwig
Valverde. « Il faut qu’Evo Morales
désamorce le conflit. Il n’y a que
deux solutions : soit convoquer de
nouvelles élections, car ce proces
sus électoral est entaché d’irrégula
rités, soit accepter un second tour.
S’il ne le fait pas, il va avoir plus de
la moitié du pays dans la rue. »
amanda chaparro
En Argentine, le très
probable retour
de Cristina Kirchner
Le ticket formé par la candidate à la vice
présidence et Alberto Fernandez est donné
largement favori aux élections de dimanche
buenos aires envoyée spéciale
I
ls étaient venus de tous les
beaux quartiers de Buenos
Aires pour soutenir leur can
didat, le président Mauricio Macri,
ce 19 octobre, sur l’avenue 9 de
Julio, à Buenos Aires. Mais c’était
encore le nom de sa prédéces
seure, Cristina Fernandez de Kir
chner (20072015), qui était dans
toutes les bouches. « Qu’elle aille en
prison! », « Voleuse, corrompue! »,
criaient les manifestants, drapeau
argentin à la main. « Cristina ne
peut pas revenir, ce n’est pas possi
ble! », se lamentait Julia Camargo,
décoratrice d’intérieur de 48 ans.
Et pourtant. Après trois défaites
consécutives aux élections légis
latives, treize mises en examen,
sept demandes de prison préven
tive – contre laquelle elle est proté
gée par son immunité de séna
trice –, et alors même qu’elle ne se
présente aux élections de diman
che 27 octobre que comme vice
présidente (sur le ticket d’Alberto
Fernandez), Cristina Fernandez de
Kirchner (« CFK »), est en passe de
revenir au pouvoir dès le premier
tour. Les dernières estimations les
plus favorables à M. Macri lui don
nent 35 % des intentions de vote,
contre 55 % pour « les Fernandez ».
Pourquoi, alors que le vote
Macri, en 2015, était surtout un
vote antiCFK, la victoire de cette
dernière s’annoncetelle si écra
sante? Trois facteurs peuvent ex
pliquer ce retour auquel per
sonne ne s’attendait, tant elle
avait semblé en retrait de la vie
politique ces quatre dernières an
nées. Le premier et le plus évi
dent : la débâcle économique,
confirmée par les derniers chif
fres de l’inflation. Elle a été de
5,9 % en septembre, soit 37,7 %
pour l’année, avec un pronostic
de 60 % d’ici au 31 décembre.
« Malaise économique »
Tous les indicateurs sont dans le
rouge, malgré un prêt record de
57 milliards de dollars (51 mil
liards d’euros) accordé par le FMI
en 2018. Le peso a dégringolé : s’il
en fallait 10 pour acheter 1 dollar
en 2015, il en faut 65 aujourd’hui.
Le taux de pauvreté devrait at
teindre 40 % à la fin de l’année,
contre 30 % en 2015. La dette, qui
représentait 44 % du PIB il y a qua
tre ans, est passée à 81 %. « Qu’a
fait ce gouvernement avec les
57 milliards du FMI? s’indigne
Maria Seoane, écrivaine et jour
naliste proche du kirchnérisme. Il
va falloir qu’il rende des comptes. »
Difficile aujourd’hui, de trouver
un seul éditorialiste capable de
défendre le bilan de Mauricio
Macri. « On savait qu’il n’était pas
très habile en politique, mais on
pensait qu’il avait une bonne
équipe économique. Au final, il a
échoué et politiquement et écono
miquement, soupire l’analyste et
chroniqueur Sergio Berensztein.
D’autant que, pour beaucoup
d’électeurs, l’exprésidente n’a
pas laissé un pays en crise en 2015.
« Tout du moins, la crise était
asymptomatique, corrige Andrés
Malamud, chercheur en sciences
sociales à l’université de Lis
bonne : contrôle des changes, sta
gnation de l’économie, inflation...
Mais le fait est que personne n’a le
souvenir d’un cataclysme. »
Mauricio Macri, en prenant les
rênes du pouvoir en 2015, a lui
même alimenté l’idée que la si
tuation n’était pas si catastrophi
que : l’inflation, assuraitil, serait
la chose la plus simple à résoudre,
et le pays atteindrait vite la « pau
vreté zéro »... « Le malaise écono
mique permanent actuel produit
une espèce d’amnésie dans l’opi
nion publique, souligne le journa
liste Carlos Pagni. On oublie ce qui
nous paraissait intolérable il y a
quatre ans, car c’est le présent qui
est devenu intolérable. » C’est ainsi
que Cristina Kirchner a toujours
conservé, même aux pires mo
ments, un noyau dur de 30 %
d’électeurs potentiels, surtout
parmi les plus pauvres de la pro
vince de Buenos Aires, le district
le plus peuplé du pays, et un élec
torat clé pour la présidentielle.
« Un avocat sans charisme »
Le second facteur expliquant un
probable retour de « CFK » se situe
dans son double coup de génie : ne
se présenter que comme vicepré
sidente et adouber le pire critique
de sa gestion au sein du péro
nisme, Alberto Fernandez. Ce fai
sant, elle a réussi à réunifier le
mouvement, qui se présentait di
visé lors des élections ces dix der
nières années. Alberto Fernandez
avait même été le chef de campa
gne du candidat péroniste dissi
dent Sergio Massa, qui avait per
mis la victoire de M. Macri à la pré
sidentielle de 2015.
« Cristina a choisi une personne
avec un vrai poids politique mais
sans pouvoir territorial, souligne
Sergio Berensztein. De plus,
Alberto n’a pas le physique du rôle :
c’est un avocat sans charisme, qui
n’a jamais eu la prétention d’être
président, à la voix perchée, avec un
look démodé... Mais il apporte à
Cristina les voix qui lui manquaient
et la modération face aux marchés.
Un choix brillant. »
Se faire élire comme viceprési
dente est aussi une façon de ne pas
passer par la prison, face aux en
quêtes pour corruption ouvertes
contre elle. Il faudra le vote des
deux tiers des députés et du Sénat
pour lever son immunité parle
mentaire. Si Cristina Kirchner
n’est pas morte politiquement
après ses déboires judiciaires, c’est
aussi parce que la justice argentine
est discréditée. « Les juges enquê
tent sur le gouvernement sortant
pour se faire bien voir par le suivant
et conserver leur pouvoir, assène
Carlos Pagni. Macri a du souci à se
faire. » Une partie des électeurs ne
croient pas à la culpabilité de l’ex
présidente, d’autres la minimisent
avec l’idée que tous les politiciens
sont pourris.
« Macri s’est chargé de maintenir
Cristina en vie politiquement, rap
pelle la journaliste Maria O’Don
nell. Faute de résultats économi
ques, la polarisation a été sa straté
gie. » En d’autres termes, le prési
dent avait besoin qu’elle se
présente pour pouvoir la battre.
Cristina Kirchner s’est faite dis
crète pendant la campagne. Un re
trait qui a permis à Alberto Fer
nandez de se démarquer d’elle. Se
ratelle le véritable pouvoir de
l’ombre? « Le caractère trempé d’Al
berto Fernandez, sa trajectoire poli
tique et son alliance avec de nom
breux gouverneurs provinciaux pé
ronistes, capables de faire contre
poids au secteur kirchnériste,
permettent d’en douter », anticipe
Sergio Berensztein.
angeline montoya
« Democracia si,
dictadura no! »,
criaient les
manifestants
à pleins poumons
dans le centre
de La Paz
L’ex-présidente
a conservé,
même aux pires
moments,
un noyau dur de
30 % d’électeurs
potentiels
Confrontation entre partisans et opposants à Evo Morales, le 24 octobre, à Santa Cruz de la Sierra. UESLEI MARCELINO/REUTERS
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