RichaRd ScotteSt un aRiStocRate tRèSdécontRacté.
Le dixième duc de Buccleuch(prononcer«Bucklooo»), 65 ans,
accueille ses invités d’un grand«Helloooooo!»,qui sait mettreà
l’aise.Le rireest franc, lapoignée de mainchaleureuse. Rienàvoir
avec lecliché d’une vieille noblesse britannique amidonnée et
corsetée.Uneéléganceappréciable lorsqu’on est enfinparvenu
àDrumlanrig, son impressionnantchâteau fort couleur brique du
sud-ouest de l’Écosse, après un trajet enavion et en train, puis en
voitur eàtrave rs une denseforêt. Le duc, qui, enfant, étaitpage
d’honneur de lareine mèreElizabeth, se trouve aujourd’hui
deuxièmeplusgrospropriétaire terrien de Grande-Bretagne,
avec 110 000 hectares (sixfois la forêtdeFontainebleau). Ilabeau
ne pasadorer le protocole, il est quand même très pressé :
ses petits-enfants l’attendent.
Aussi, d’unpasrapide, il nous entraîne dans les dédales d’une
demeureduxviiesiècle,signalantici un meuble Boulle, dontunpen-
dantexisteauGetty,làunfabuleuxportrait parRembrandt, bientôt
envoyéau Rijksmuseum,àAmsterdam.Quelques salles d’apparat
plus loin, nousvoici dans un escalier enbois sombre,rehaussé de
peinturesdeHans Holbein et deMurillo, et dominéparunlustre
de 58 kilos d’argent.«Ilétait là !»,lanced’un coup le duc,pointant
du doigtunportrait,celui du princeJacquesVendômeparJean
Perréal. Unetoile honorable, mais sans grandevaleur.Jusqu’au
début des années 2000, en lieu et placedecepanneau du début
duxviesiècle, un autrepetit tableau de la même époque, mais
autrementplus précieux, dominait :La Madone au fuseau,attribué
àLéonard de Vinci. L’œuvreétait e ntréedanslaf amille Buccleuch
en 1767,àlafaveur d’une dot.Restée tranquillementdans le giron
de lafamille, elleconnaîtraunsortrocambolesque en 2003 :
volée en plein jour,elle fut miraculeusementretrouvéequatr eans
plus tard.Elle est désormais en lieu sûr,laissée en dépôt auMusée
national d’Écosse,àÉdimbourg.
Mais, cestemps-ci,elle estàParis, auLouvre,dans l’exposition
consacrée au génie florentin.L’événementest rare tant il est difficile
de fairevoyager,d’exposer et d’assurer des œuvres deVinci.
Pourtant,elle est là, dans le muséeparisien.Lesvisiteursvoientla
Vierge quitentedetirer le fil de laine, l’EnfantJésus dans ses bras
saisissantenriantled évidoir enforme de croix,comme une prémo-
nition de sapassion future. Elle est entourée de plusieurstoiles que
détientleLouvre, notammentLa Belle Ferronnière,ledessin de
L’Homme deVitruveet leSaintJérômeissu duVatican. Des œuvres
qui attiren ttantlep ublic que leLouvre amis en placeune billetterie
en lignepour éviter l’engorgementescompté. Car le seul nom de
Vinci estsynonyme de blockbuster–prèsde324000 visiteursen
2011 pour l’ expositionàlaNational Gallery,àLondres.L’artiste, dont
on fête cetteannée le 500eanniversairedesamort, n’est pasun
peintr edelaRenaissancecomme les autres. Il estrare :onlui
connaît quantitédedessins, mais seulementune
quinzaine detableaux de sa main.Vinci ainventé
un style—forme serpentine et estompage des
cont ours, lefameux sfumato.Mais, surtout, Vinci
aété,est etrester aleprototypedel’homme
moderne.Peintr ed’avant-garde, bien sûr,mais
égalementphilosophe prémonitoireetscienti-
fique précurseur,auteur depor traits decour le
matin et de machines de guerrelesoir.Ainsi est-il
devenu un artistedontlemystère n’en finit plus de
fairegloserles histori ens. Chaque (re)découverte
d’une œuvre,réelle ou supputée,rend fébriles les
collectionneurs. En 2017,sonSalvator Mundi,au
regardimpavide etàl’attributioncont estée, s’est
adjugépour 450 millions de dollars.Un record
pour une œuvred’arttoutes catégories
confondues!
La Madone au fuseaudu duc de Buccleuchnepré-
tend sans doutepas àdetels sommets.Sa valeur
d’assurancesesituerait autour de 50 millions d’eu-
ros, àcroirecertains spécialistes.Mais elle est,avec
Salvator Mundi,l ’une des seulestoiles du maître
dans des mains privées. Ce quifait d’elle l’un des
chapitres de lafolle histoiredeLéonarddeVinci,
cetartistequi, plus encoreque ses
ExposéEaulouvrE,
parmid’autrEs
œuvrEs dEléonard
dEvinci,latoilE
aconnu undEstin
rocambolEsquE:
propriété
d’unEfamillE
aristocratiquE
écossaisE,EllE
aétévoléEEn
plEinjourEn2003,
rEtrouvéEauprix
d’unElonguE
EnquêtE EtplacéE
dansunmuséE
d’édimbourg.
surtout,
lEs ExpErtssE
divisEntquant
àsonauthEnticité,
alimEntant
lEmystèrEautour
dugéniEitaliEn,
quifascinE EncorE
cinq sièclEs
aprèssamort.
Lamystérieuse odyssée
dela“Madoneauf useau”.
TexteRoxana AzIMI
PhotosRobert ORMEROD
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lEmagazinE