Le Monde - 27.10.2019 - 28.10.2019

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DIMANCHE 27 ­ LUNDI 28 OCTOBRE 2019 culture| 21

Didier Sandre, tantôt baron, tantôt barbon


Dans les habits de Géronte à la Comédie­Française, le comédien déploie une palette comique réjouissante


PORTRAIT


C


haque soir que se jouent
Les Fourberies de Scapin
à la Comédie­Française,
il déclenche des tem­
pêtes de rires, chez les petits en­
fants notamment, en se faisant
rouer de coups, battre comme un
tapis, et enfermer dans un sac au­
dessus des spectateurs. Didier
Sandre, prince de la scène qui a
joué avec Bernard Sobel, Antoine
Vitez ou Patrice Chéreau, est tota­
lement à contre­emploi dans le
rôle de Géronte que lui a confié
Denis Podalydès, mais il y est
extraordinaire.
Comme il le dit lui­même avec
humour, on a plus tendance à
lui confier les rôles « d’aristocra­
tes vieillissants et allurés » que
ceux de barbons avares et acariâ­
tres. Après avoir été le baron von
Essenbeck dans Les Damnés, il
joue, au long de cette saison,
Tyndare dans Electre/Oreste, tou­
jours sous la direction d’Ivo van
Hove, et le baron de Norpois
dans l’adaptation du Côté de
Guermantes, de Marcel Proust,
que mettra en scène Christophe
Honoré au printemps.
La faute à son élégance, sans
doute. Et à une certaine gravité,
trempée dans ses origines fami­
liales. Quand il était enfant, dans
la banlieue rouge des années
1950, son grand­père était pasteur
luthérien, ainsi que le seront plus
tard deux de ses oncles et un de
ses cousins. « Mon grand­père of­
ficiait dans une paroisse située en
face du Théâtre Gérard­Philipe de
Saint­Denis, se souvient­il. J’ai bai­
gné dans ce cocon où le monde se
résumait à la communauté et,
dans un premier temps, j’en étais
très content. J’aimais la musique,
les histoires d’évangile et de Jésus...
Mon grand­père en chaire, racon­
tant des histoires aux autres,
c’était déjà du théâtre. Ce verbe
que je n’arrête pas de poursuivre
dans mon activité artistique, il a
ses origines là, ainsi que mon goût
pour la musique, le rituel, le carac­
tère sacré des choses. »
A l’adolescence, la vie est de­
venue plus compliquée, comme
bien souvent. Didier Sandre


  • pseudonyme qu’il a formé en
    référence à son meilleur ami, qui
    s’appelait Alexandre, et au film
    de Visconti, Sandra, qui l’a pro­
    fondément marqué – a dû faire
    face à un milieu familial qui reje­
    tait totalement son choix d’être


acteur. Une nuit de ses 17 ans, il
a piqué de l’argent à sa mère et
s’est enfui à Paris, où il a suivi
les cours de la grande pédagogue
Tania Balachova.
La suite est un parcours en
forme de rêve dans les grandes
années du théâtre d’art en France.
A 26 ans, il est engagé par Bernard
Sobel, dont l’exigence et la rigu­
eur ne pouvaient que rencontrer
les siennes, pour jouer Dom Juan.
Un Dom Juan « long et pâle voyou
aux paupières bleues », écrit alors
Colette Godard dans Le Monde.
Puis c’est la rencontre, capitale,
avec Antoine Vitez, le maître, por­
teur d’une vision du théâtre qui
irrigue encore une bonne partie
de la scène française.

Acteur-poète
Avec lui, il joue dans le cycle Mo­
lière, composé par L’Ecole des
femmes, Tartuffe, Dom Juan et
Le Misanthrope, qui tournera
pendant deux ans, en 1978 et


  1. Puis il y aura l’aventure ex­
    ceptionnelle du Soulier de satin,
    en 1987, qui appartient à l’histoire
    du théâtre. Vitez monte la pièce
    de Claudel en intégrale, onze heu­
    res de représentation dans la
    Cour d’honneur du Palais des
    papes, à Avignon, et lui confie le
    rôle de Rodrigue, avec lequel il
    entre dans la légende des acteurs­
    poètes, qui dialoguent en direct
    avec les étoiles.
    « Ce qui a été miraculeux avec
    Vitez, c’est ce que je n’avais pas fait
    auparavant dans ma formation
    un peu anarchique de jeune ac­
    teur : le travail sur la langue. Tout
    s’est réuni en moi, le corps et la
    poésie, et j’ai retrouvé mes aspi­
    rations d’adolescent qui lisait des
    poèmes et qui aimait les mots – ces
    mots­là, qui sont emplis de si­
    lence ». Il est Rodrigue, donc, ce
    conquérant de l’absolu, dont il se
    demande encore pourquoi Vitez
    l’a choisi, lui, pour le jouer.
    « Peut­être parce que, de par
    mon éducation, j’ai une forme de
    gravité, de sérieux... Je crois sur­
    tout qu’il avait vu ce qui en moi
    rencontrait Rodrigue : cette aspi­
    ration à toujours plus, qui est un
    énorme défaut parce qu’on n’est
    jamais vraiment là où on est,
    on est toujours dans la difficulté
    d’être heureux avec ce qui se passe
    ici et maintenant. “Je suis venu
    pour élargir la terre”, dit Rodrigue,
    et ce n’est pas l’amour trivial de
    Camille et de Prouhèze qui peut
    répondre à cette soif, qui aspire


à “rejoindre l’étoile telle qu’elle
peut être dans le ciel”... »
Dans ces fastes années 1980,
Didier Sandre a joué aussi avec
Patrice Chéreau, dans Peer Gynt
d’Ibsen, avec Luc Bondy, dans
Les Paravents de Genet ou La
Fausse suivante de Marivaux, avec
Giorgio Strehler, dans les mémo­
rables Terre étrangère et Chemin
solitaire d’Arthur Schnitzler, dans
L’Illusion comique de Corneille, ou
avec Jean­Pierre Vincent, le pre­
mier à avoir décelé sa dimension
comique, dans Le Mariage de
Figaro de Beaumarchais.

Renaissance
Et puis Antoine Vitez est mort,
en 1990, et il y a eu comme un
coup d’arrêt, dans la vie comme
dans la carrière de Didier Sandre,
qui, au fil des années 2000, a joué
de plus en plus dans le théâtre
privé, avec des rôles qui lui ont
plu, comme dans Collaboration,
de Ronald Harwood, où il incar­
nait Stefan Zweig, et d’autres
moins. « Quand Muriel Mayette
[alors à la tête de la Maison de
Molière] m’a appelé, en 2013, pour
m’offrir d’entrer à la Comédie­

Française, que j’avais refusée trois
fois au cours des trente années
précédentes, on ne me propo­
sait plus que des niaiseries, des
resucées de Feydeau ou de Guitry
sans intérêt ».
Son arrivée dans cette institu­
tion, en 2014, à 67 ans, a donc eu la
saveur d’une renaissance, qu’il ne
cesse de goûter depuis, renouant
avec les grands auteurs et les
« grandes langues » qu’il aime
tant, de Shakespeare (dans le Ro­
méo et Juliette d’Eric Ruf, le patron
de la maison) au Suédois Lars
Norén, avec lequel il a « adoré »
travailler sur Poussière, en pas­
sant par son cher Claudel, dont il
livrera, à la rentrée prochaine,
une vision de La Messe là­bas.
Mais il ne s’attendait pas à ce
que Denis Podalydès lui propose
de jouer Géronte dans Les Four­
beries de Scapin. « Ce n’était pas
une pièce vers laquelle j’avais
spontanément envie d’aller, et je
n’aime pas les rôles de composi­
tion. Mais c’était une bonne occa­
sion de sortir de mes petits rails.
Et, curieusement, j’ai rejoint des
aspects de moi que j’avais peu mis
en évidence, toujours travaillé par

cette préoccupation d’être dans la
gravité de la vie et du monde. »
Et pour une composition, c’en
est une, irrésistible, qu’il livre
dans ce rôle. « Pour le travailler, je
me suis souvenu des vieux de mon
village du Tarn, où je passais tou­
tes mes vacances quand j’étais
enfant. Ces vieux grigous qui
avaient fait la guerre de 1914, ces
hommes un peu puants qui ne se
lavaient et ne se rasaient que pour
aller au temple, le dimanche. Je les
ai retrouvés, dans les silhouettes,
les mains, leur ronchonnerie per­
manente. J’ai replongé dans l’en­
fance, dans son imagerie – la
sorcière de Blanche­Neige avec
son nez crochu et sa verrue, aussi...

Il y a beaucoup d’enfance dans
cette composition, comme il y en
a chez Molière ».
Des barons aux barbons, il était
temps qu’il laisse un peu plus af­
fleurer sa dimension comique, lui
qui, dans la vie, a beaucoup d’hu­
mour. Même si son engagement
est intact, qu’il résume en citant le
maître italien Giorgio Strehler :
« Il disait qu’il fallait faire du
théâtre comme si le sort du monde
devait en dépendre. C’est à la fois
très prétentieux – comment
peut­on changer le monde par le
théâtre? – et très humble : si on ne
s’y donne pas à fond et totalement,
notre métier n’a aucun sens. Je
suis toujours dans cette disposi­
tion aujourd’hui », conclut­il, lui
qui rêverait de jouer le Lear de
Shakespeare, ou le Minetti de
Thomas Bernhard.
fabienne darge

Les Fourberies de Scapin,
de Molière. Mise en scène : Denis
Podalydès. Jusqu’au 2 février 2020.
Electre/Oreste, d’Euripide. Mise
en scène : Ivo van Hove. Jusqu’au
16 février 2020. A la Comédie­
Française, salle Richelieu.

Le retour en grâce d’Augusta Holmès, injustement oubliée


Un enregistrement de ses mélodies, interprétées par la soprano Aurélie Loilier, invite à redécouvrir la compositrice


MUSIQUE CLASSIQUE


L


orsque, en 1903, Augusta
Holmès meurt subite­
ment, à l’âge de 56 ans,
Claude Debussy salue la composi­
trice dans un édifiant raccourci.
Voici une femme qui, ayant « tout
ce qu’il faut pour être heureuse »,
préféra faire de la musique « mal­
gré ce que cela représente de sûrs
déboires et d’indicibles tristesses ».
Avec, au bout du compte, « d’in­
nombrables mélodies qui témoi­
gnent d’une belle sensualité et
d’une musicalité intense ».
Ces mélodies sont si peu don­
nées de nos jours que la soprano
Aurélie Loilier ignorait jusqu’au
nom de leur auteure quand,
en 2015, elle fut invitée à en inter­
préter deux lors d’un concert. La
première, Barcarolle, lui plut tel­
lement que la jeune femme dé­
cida de se documenter. Plusieurs
séances de recherche à la Biblio­
thèque nationale de France suf­
firent à la rallier à la cause
d’Augusta Holmès. « Non pas

parce qu’il s’agit d’une femme,
tient à préciser aujourd’hui la
chanteuse, mais parce que sa mu­
sique est originale. » Elle en a tiré
la matière d’un spectacle, créé en
février, puis d’un CD constitué
d’inédits, qui vient de paraître
sous le label Maguelone.
Intitulé L’Indomptable, l’album
rend aussi bien compte de la pro­
duction non conventionnelle de
la créatrice que de sa place parti­
culière dans une époque domi­
née par les hommes. Une spécifi­
cité soulignée en 1876 par Octave
Mirbeau. « On sait que vous possé­
dez, à un âge où les femmes d’ordi­
naire s’occupent exclusivement de
rubans, de chiffons et de fanfioles
de toutes sortes, une science
musicale que plus d’un musicien
contemporain pourrait vous en­
vier », avait lancé l’écrivain à la
compositrice, comme un compli­
ment à double tranchant.
Augusta Holmès va alors sur ses
30 ans. Née à Paris, le 16 décem­
bre 1847, dans une famille an­
glaise, elle vient de prendre la

nationalité française et a francisé
son nom d’« Holmes » en « Hol­
mès ». Son enfance s’est déroulée
à Versailles où elle a fait très vite
impression dans les salons, tant
par sa voix de contralto que par sa
beauté. Eduquée par son père, un
ancien officier de cavalerie féru de
poésie (Alfred de Vigny fut le par­
rain d’Augusta), la jeune fille a
aussi pris des cours de piano, de
chant, d’harmonie et d’instru­
mentation pour laisser libre cours
à sa vocation : composer. A l’âge de
20 ans, elle publie sous le pseudo­
nyme masculin d’Hermann Zenta

ses premières mélodies, dont
Invocation qui clôt le programme
enregistré par Aurélie Loilier. Elle
en chante quelques­unes à Ri­
chard Wagner, en 1869, et fait,
en 1876, le voyage pour Bayreuth
afin d’assister à l’inauguration du
théâtre conçu par le compositeur
qu’elle admire sans le copier.
Il en ira de même pour César
Franck, auprès duquel elle se per­
fectionne en 1875­1876. La car­
rière, surtout symphonique,
d’Augusta Holmès est lancée.
En 1889, alors qu’aucune proposi­
tion satisfaisante n’a émergé d’un
concours organisé pour célébrer
en musique le centenaire de la Ré­
volution française, c’est elle qui
emporte la mise avec une Ode
triomphale pour 300 musiciens
et chœur mixte réunissant
900 chanteurs en costume. La
fresque titille la fibre lyrique, et
nationaliste, de Camille Saint­
Saëns. « Il fallait plus qu’un
homme pour chanter le cente­
naire ; à défaut d’un dieu impossi­
ble à rencontrer, la République

française a trouvé ce qu’il lui fal­
lait : une muse! », s’exclame celui
qui, huit ans plus tôt, avait trouvé
Augusta Holmès « outrancière »
dans une recherche de puissance
prétendument motivée par la vo­
lonté de se comporter en homme.

Une vie digne d’un roman
Admirée pour « la qualité toute vi­
rile de son talent musical » (Villiers
de l’Isle­Adam), elle s’est vue para­
doxalement rejetée par la criti­
que, en 1895, après la création de
sa Montagne noire à l’Opéra de Pa­
ris, afin que les femmes n’imagi­
nent pas qu’une telle institution
leur serait dorénavant accessible...
Digne d’un roman, la vie
d’Augusta Holmès inspire à Auré­
lie Loilier un parallèle avec celle
de Violetta, l’héroïne de La Tra­
viata de Verdi. Certaines mélo­
dies s’apparentent d’ailleurs à des
scènes d’opéra et, partout, l’inter­
prétation d’Aurélie Loilier relève
d’une incarnation. Déclamation
imprécatoire et vibrato palpitant :
théâtre et intimité. La passion

amoureuse est alors déclinée sur
tous les tons, de l’obsédante Bar­
carolle à l’irradiante Princesse
sans cœur en passant par l’impul­
sive Guerrière.
Tous les textes sont d’Augusta
Holmès. Il en résulte une forme
propre à chaque mélodie, mérite
qui n’a pas valu à la compositrice
d’être reconnue à sa juste valeur.
« On reproche à Holmès ce qu’on
fait gloire à Berlioz, posséder un ta­
lent d’essence littéraire qui s’ex­
prime par la musique », écrit Joël­
Marie Fauquet dans le Dictionnaire
de la musique en France au
XIXe siècle (Fayard, 2003). On ne
saurait trouver meilleur moment
pour réviser ce jugement que celui
qui fait coïncider la parution du CD
consacré à Augusta Holmès avec la
commémoration du 150e anniver­
saire de la mort d’Hector Berlioz.
pierre gervasoni

L’Indomptable, mélodies
d’Augusta Holmès par Aurélie
Loilier (soprano) et Qiaochu Li
(piano). 1 CD Maguelone.

A l’âge de 20 ans,
elle publie sous
le pseudonyme
masculin
d’Hermann Zenta
ses premières
mélodies

Didier
Sandre
dans
« Electre/
Oreste »
d’Euripide,
mis en scène
par Ivo van
Hove.
JAN VERSWEYVELD

Il est totalement
à contre-emploi
dans le rôle
que lui a confié
Denis Podalydès,
mais il y est
extraordinaire
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