qu’on lui soumet le terme de «nou-
veaux prolétaires» souvent attribué
à ceux qui parcourent les rues pour
livrer des repas ou des colis, il tran-
che dans le vif. «Ce sont des prolé-
taires, simplement. L’exploitation
s’est intensifiée, mais c’est la même
exploitation. Auparavant, il y avait
une personne pour accélérer la ca-
dence, aujourd’hui c’est la même
chose, mais ce sont les nouvelles
technologies qui le font», analyse le
cinéaste.
Preuve que l’ubérisation vient se ni-
cher dans la précarité, quelle que
soit sa nature, Sorry We Missed You
relate le quotidien de quadragé-
naires blancs, anglais, frappés par
Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-
Denis) jusqu’aux Champs-Elysées,
en passant par Lyon, le film fait se
rencontrer des cercles qui ont des
motivations communes à se mobili-
ser. Au cours de ces séances, la fic-
tion n’est qu’un prétexte pour té-
moigner d’une réalité longtemps
restée invisible. Pour Ken Loach,
habitué aux prises de position éco-
nomiques et sociales radicales, c’est
l’un des intérêts de cette histoire :
mettre sur le devant de la scène une
réalité «que tout le monde connaît,
mais dont personne ne parle». «J’es-
père que le film mettra les gens assez
en colère pour qu’ils demandent du
changement», explique le cinéaste,
que Libération a rencontré la se-
maine dernière.
«Prolétaires»
A 83 ans, Loach apporte aussi aux
échanges sa longue expérience de
documentation sur les questions
du travail et de la précarité. Lors-
une société de transport. Il bascule
du salariat à l’entreprenariat,
convaincu par la firme qu’il sera son
propre patron. Criblée de dettes, la
famille pauvre de Newcastle, dans le
nord-est de l’Angleterre, est rapide-
ment déstabilisée par la cadence in-
fernale imposée par les livraisons.
Le père se retrouve piégé par sa
condition de micro-entrepreneur.
Soit le quotidien des milliers de
livreurs Amazon Prime, que Ken
Loach ne cite jamais, soumis au dik-
tat de l’algorithme.
Les sphères politiques, média-
tiques, syndicales et désormais
culturelles semblent s’aligner cet
automne, huit ans après l’arrivée
d’Uber en France, première plate-
forme internationale à s’être affran-
chie du salariat pour développer
son activité. Dans ce contexte, Sorry
We Missed You pourrait jouer un
double rôle : être au cœur du débat
et faire office de médiateur. Au gré
des avant-premières de la cité des
U
n moment important. Après
le projet de loi mobilités au
printemps, la grève des li-
vreurs Deliveroo cet été, la diffusion
d’une enquête de l’émission Cash
Investigation sur les pratiques dou-
teuses des plateformes en septem-
bre et le rapprochement de collectifs
de livreurs avec la CGT à l’automne,
la sortie du film Sorry We Missed You
de Ken Loach ce mercredi vient
donner encore plus d’épaisseur au
débat sur la condition des tra-
vailleurs «ubérisés» en France. Dans
cette fiction, le réalisateur britanni-
que, palme d’or à Cannes en 2016
pour Moi, Daniel Blake, narre le
quotidien de la famille Turner, vic-
time malgré elle de l’ubérisation,
l’externalisation à grand renfort d’al-
gorithme (lire page 6). Après avoir
enchaîné les petits boulots, Ricky, le
père, devient chauffeur-livreur pour
Des livreurs Deliveroo ont participé
Par
Gurvan Kristanadjaja
Ken Loach réclame
sans ciller un grand
service public
de livraison.
Par
Christophe Israël
Rendements
inhumains
Chauffeurs Uber, livreurs
Amazon ou Deliveroo,
«juicers» de trottinettes...
Ces journaliers du nouveau
monde sont les rouages
humains de nos sociétés
ubérisées. Tâches répéti-
tives, pas qualifiées, horaires
à rallonge et en pointillé,
salaires de misère... Libéra-
tion a souvent donné à lire
les conditions souvent ef-
froyables de ces travailleurs
corvéables jusqu’à l’épuise-
ment. L’exploitation de leur
force de travail est optimisée
par des outils technologiques
et des algorithmes qui leur
imposent des rendements
inhumains et les poussent
dans des retranchements
parfois mortels. Ces fourmis
humaines, invisibles dans
la lumière de nos villes, Ken
Loach a choisi d’en faire
les protagonistes de Sorry
We Missed You. Le cinéaste
creuse, une fois de plus, son
sillon favori : l’exploitation
de l’homme par l’homme sur
fond d’atomisation des struc-
tures sociales – l’entreprise,
la famille... On pourrait
d’ailleurs lui reprocher
de faire inlassablement
le même film, dénonciateur
et sans la moindre lueur
d’espoir. Mais Loach fait
du Loach. Il dresse un réqui-
sitoire sans appel contre une
fable moderne : la lente plon-
gée de prolétaires croyant
s’extraire de leur condition
sociale quand ils ne font que
s’enfoncer plus profond dans
l’aliénation. Avec l’ubérisa-
tion, la promesse de devenir
son propre patron est un
leurre et l’espoir d’émanci-
pation un mirage. La réalité
que documente Ken Loach
sur grand écran est finale-
ment celle qui ne nous crève
pas assez les yeux au quo-
tidien. Plus que des symptô-
mes, les livreurs qui pédalent
dans nos rues – pissant dans
une bouteille pour gagner
quelques secondes – sont
les premières victimes d’une
société qui se déshumanise
à mesure qu’elle s’ubérise.
Interchangeables, rempla-
çables, ces naufragés volon-
taires de l’autoentrepreneu-
riat sont aussi prisonniers
d’un système. Des petits
hamsters dans la grande roue
de l’économie de la flemme.
Ce monde merveilleux où pe-
tites envies et plaisirs pressés
se satisfont en quelques clics
et une carte de crédit.•
éditorial
Événement
Face à
l’ubérisation,
Ken Loach
livre bataille
Avec son film «Sorry We Missed You», en salles
ce mercredi, le Britannique part en guerre contre un
énième avatar du libéralisme : les plateformes de
livraison. Rencontré par «Libération», le cinéaste
espère susciter un tollé contre ce système
d’exploitation via les nouvelles technologies.
2 u Libération Mardi^22 Octobre 2019