Faire appel à elle
Diariata N’Diaye Animatrice jeunesse de formation,
cette slameuse de 36 ans a inventé App-Elles, une
efficace appli d’aide aux femmes victimes de violences.
Par Virginie Ballet
Photo Franck Tomps
assène-t-elle. En 2015, pour lancer App-Elles, la jeune femme
investit 15 000 euros de sa poche. Et bataille ensuite sans relâ-
che pour faire grandir son bébé, le présente à nombre de con-
cours. Tente d’imiter ceux et celles qui jonglent entre power-
point et vocable de la start-up nation. Ça ne colle pas. Elle
pense : «Rien ne sert d’essayer de rentrer dans le moule, il n’est
pas fait pour toi.» Et décide de «parler avec son cœur, de dire
pourquoi elle fait ça». Et ça marche : cette année, elle a reçu
le premier prix du fonds Facebook contre la discrimination
et la violence (200 000 euros de subvention), puis un prix au
CES de Las Vegas, et une place parmi les 12 finalistes du
concours de la fondation de François Hollande, La France
s’engage.
Si elle tient tant à ce que cet outil existe, c’est pour ces jeunes
filles qui, dès ses premiers spectacles, sont venues confier à
cette inconnue aux allures de grande sœur ce qu’elles avaient
vécu, faute de savoir à qui s’adresser. Et n’ont pas cessé de se
livrer depuis, signe de l’ampleur des violences faites aux fem-
mes, qui touchent 220 000 Françaises chaque année. A chaque
fois, Diariata N’Diaye répète : «Tu n’es pas seule.» Ce mantra,
elle aussi aurait aimé l’entendre quand, à 15 ans, elle a été ma-
riée de force.
Cinquième d’une famille de 13 enfants, Diariata N’Diaye a
grandi dans un quartier po-
pulaire de Saint-Dié-des-Vos-
ges, née d’un père ouvrier
dans le textile et d’une mère
animatrice en centre social,
originaires du Sénégal. Un
jour, alors qu’elle allait là-bas
pour la première fois en va-
cances, elle se fait «piéger».
Elle assure n’en avoir jamais
voulu à ses parents et invite
à «remettre les choses dans
leur contexte». Explique :
«Mes parents ne se sont pas
choisis, ils sont encore ensem-
ble aujourd’hui. Le concept de
tomber amoureux, ils ne connaissent pas. Pour eux, c’était nor-
mal, ils étaient dans la reproduction d’un schéma.» L’ado par-
vient à s’extirper de là, ne veut pas trop s’appesantir sur les
détails.
Elle commence à écrire et à chanter, inspirée par la rappeuse
Bams. Celle qui, en 1999, chantait Non dans son album Vivre
ou mourir. C’est une révélation. «Elle m’a sauvée. Comme quoi
tu vois, c’est super important d’avoir des personnes qui te res-
semblent. C’était une jeune femme noire, qui avait l’air libre
et heureuse. Une warrior.» C’était il y a vingt ans, mais quand
elle en parle, la trentenaire redevient une ado qui rêve de de-
venir à son tour «la Bams de quelqu’un». Bac en poche,
à 18 ans, la gamine prend son envol, passe le Bafa, commence
à travailler comme animatrice en région parisienne, continue
l’écriture. En 2009, elle monte un spectacle, Mots pour maux,
avec son groupe Dialem, autour de la question des violences.
Et réalise que d’innombrables jeunes ressentent eux aussi ce
sentiment d’isolement, de n’avoir personne à qui parler. A
leurs questions, elle répond sans ciller, sait que ça peut les ai-
der. Parler d’elle la met mal à l’aise (on saura juste que son con-
joint travaille avec elle, et qu’ensemble ils ont trois enfants),
mais si elle s’y astreint aujourd’hui c’est pour démontrer la
nécessité d’établir «des ponts» entre les victimes et les struc-
tures habilitées à leur venir en aide. C’est pourquoi son appli
recense les associations d’aide aux victimes les plus proches,
et donne des conseils très concrets : ne pas rester seule, ne pas
se nettoyer en cas d’agression sexuelle ou de viol, voir un mé-
decin... Près de deux ans après #MeToo, Diariata N’Diaye
attend «un vrai plan Marshall» contre les violences faites aux
femmes, du concret.
Quid de la politique du gouvernement, du Grenelle sur les vio-
lences conjugales? Elle botte en touche, n’aime pas «se posi-
tionner». D’ailleurs, elle ne vote pas, mais concède, plus tard :
«Le cœur est quand même à gauche.» «La meilleure façon de
faire de la politique, c’est de faire des vrais trucs», estime-t-elle.
Son truc à elle se lit partout sur les murs de son association.
Parmi les posters qui les recouvrent, l’un d’entre eux propose
une phrase à compléter : «Grâce aux rêves des filles d’hier, les
femmes de demain...» D’un trait enfantin, une jeune fille a ins-
crit, comme une promesse : «... n’auront peur de rien.»•
1983 Naissance
à Saint-Dié-des-Vosges
(Vosges).
2015 Lance son
association Résonantes
et l’appli App-Elles.
2019 Son appli est
primée au CES
à Las Vegas.
App-Elles devient
disponible dans
une dizaine de pays.
L
a première question, c’est elle qui l’a posée : «Pourquoi
tu as eu envie de faire mon portrait ?» a-t-elle demandé.
Elle ne trouve «pas extraordinaire» ce qu’elle fait, juste
«normal». N’aime pas être mise en avant. Pourtant, dans son
secteur, elle fait figure de pionnière : à 36 ans, Diariata N’Diaye
a mis sur pied l’une des premières applis d’aide aux femmes
victimes de violences. Baptisé «App-Elles», l’outil, complet,
fonctionnel, et surtout gratuit, permet aux
utilisatrices d’alerter trois contacts de
confiance précédemment sélectionnés en
cas de danger, en appuyant plusieurs fois
sur la touche marche-arrêt de leur téléphone, ou encore en
débranchant la prise de leurs écouteurs. Là, les anges gardiens
reçoivent un enregistrement sonore et la position GPS du por-
table de l’usagère. Charge à eux d’évaluer la marche à suivre.
Cette connaissance de la réalité, Diariata N’Diaye la tient de
sa dizaine d’années d’engagement pour l’égalité entre les fem-
mes et les hommes. D’abord à travers la musique et le slam,
puis via des ateliers d’écriture et des séances de sensibilisation
en milieu scolaire, et enfin par le biais de son association, Ré-
sonantes, fondée il y a quatre ans, en même temps que voyait
le jour la première version d’App-Elles. Depuis, les applis dé-
diées aux femmes victimes de violences ont fait florès, sou-
vent développées par des start-up, pas forcément au fait des
réalités du terrain.
Diariata N’Diaye «bosse gratos depuis quatre ans» pour App-El-
les. «Me faire de l’argent là-dessus, c’est inconcevable. D’ailleurs,
si je voulais faire de l’argent, je ferais autre chose !» tranche-t-
elle. Certes, des bracelets connectés, à re-
lier à l’appli, sont mis en vente, mais Dia-
riata N’Diaye assure que son association ne
touche que 2 euros par bracelet. «Le but est
plutôt de les vendre à des associations pour qu’elles les mettent
à disposition de celles qui en ont besoin», déroule-t-elle.
Elle reçoit dans les locaux de son association, à Nantes, en
robe tee-shirt et baskets. Décontractée. Déconcertante. A part.
Elle tutoie facilement, ponctue ses phrases de «tu vois». «Au
début, je pensais qu’il fallait faire comme tout le monde. Faire
la meuf qui parle bien, tu vois.» Mais Diariata N’Diaye n’est
pas «comme tout le monde». Elle n’est pas issue d’une école
de commerce, n’a pas flairé là le bon filon. «Ce que je fais avec
App-Elles ou Résonantes, c’est pas des projets, c’est ma vie»,
Le Portrait
Libération Mardi 22 Octobre 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe