Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

Il


aurait purester à
jamais dans
l’ombre.Un peintre
oubliéparmitant
d’autres.Un «frère
de»dontnesesou-
viennentque
quelques proches.
De dix anssoncadet, le franginavait
pristoutelalumière.Jackson
Pollock,héros de l’abstraction amé-
ricaine, morten1956,à44ans, au
volantdesaOldsmobile décapo-
table sur uneroutedeLongIsland.
La fulguranced’unecomète.Une
célébritéabsolue de son vivant.
Commentexister,résister,persé vé-
rercommepeintre,avecuntel
cadet dans la lignée?Disparu
en 1988, trente-deux ans après le
génie de lafamille, CharlesPollock
n’ajamaisrenoncéàcréer.Soixante
ans de carrière, millepeintureset
dessinsàson actif,une œuvre
variée,faited’évocations de laclasse
ouvrièreavant-guerre, de digres-
sions calligraphiques, d’explorations
lumineuses dela couleur dansla
décennie suivanteoudegravures
sombres... Etpourtant,qui le
connaît?Ilaexposé etconversé
avectous les maîtres du Color Field
painting, lesMorris Louis, Kenneth
Noland,MarkRothkoqui, dans les
années 1950,explorèrentlacouleur
en larges aplats,faisantd’elle le
sujet même dutableau.Quelques
institutions américaines,comme le
DetroitInstituteofArtsMuseum ou
la National Gallery of Artde
Washington, l’ontbien fait entrer
dans leurscollections;deux univer-
sités duMichiganconserventses
fresques.Mais dans les musées fran-
çais, rien. Certes, unepoignée d’ex-
pertsetdecollectionneursl’ont
dans le viseur,surtout depuis que la
CollectionGuggenheim deVenise
lui arendu hommage, en 2015.
C’étaitàl’occasion de l’arrivéed’une
peinture murale deJackson...Quand
les drippings de son frèrefont
exploser les enchèresàhauteur de
58,4 millions de dollars(record
de 2013), l’œuvredeCharlesreste
très loin decessommets.
L’histoiredel’artest riche detelles
fratries d’artistes:Pieter etJan
Brueghel,Vilhelm et Svend

Hammershoï,GustaveetMartial
Caillebotte,Alberto et Diego
Giacometti,Marcel Duchamp et
Duchamp-Villon, Balthus et
Klossowski... La plupartdutemps,
l’unécrasel’autredeson talent, ou
du moins de sarenommée.Mais
une disparitioncommecelle de
Charles, c’est du jamais-vu. Seuls
quelques cataloguespoussiéreux
garderaientsatrace,sans l’amour et
l’opiniâtretédesaveuve,Sylvia,
84 ans, américaine également, et de
sa fille,Francesca, 52 ans, psycha-
nalyste.Vingt ans queles deux
femmes sebatte nt pour raviversa
mémoire.Àpartir du 10octobre,
uneexpositionàlaGalerie ETC,
dans leMarais àParis,vientenfin
consacrer leursefforts.
Paris... CharlesPollock yapasséses
dix-sept dernières années, de 1971 à
sa mort, accompagnantson épouse,
graphiste, quiyavait trouvé un
emploi. Iln’yaappris que quelques
mots de français :«unballon de
côtes-du-rhône ».Mais l’ancien pro-
fesseur àl’Uni versitéduMichigan
aimaitcetteville,en homme de
gauche déboussoléparlecynisme
du popart qui s’était emparédeson
pays natal.«Paris l’aravi,avec
toutescesécoles gratuites,cettepro-
tection sociale dontjouissaientles
citoyens:ses idéaux politiques seréa-
lisaientici »,raconteFrancesca.Un
père aimantettaciturne,«Chas »,
comme l’appelaientses i ntimes,dis-
paru avec tous ses silences. C’est lui
qui luialéguéce prénomàl’ita-
lienne, emprunté au maîtredu
Quattrocento Pierodella Francesca,
et millequestions.«Enfant, je voyais
mon pèrecréer dans son atelier,se
souvient-elle,mais jusqu’à son décès
je n’avais absolumentrien vu de son
œuvredejeunesse. Il parlait peu,et
surtout pas de son travail d’avant.
Àsaretraite, mes parents étaient
arrivésàParisavec moi.Lui avait
surtout la volontéde seconsacrer
enfinàson artàplei ntemps.»Il l’a
fait ardemment, discrètement, dans
le secret de sonatelier de la rue du
Cherche-Midi, sanschercher la
lumière.Puis il est mort, dans l’in-
différencepoliedumonde de l’art.
Bien sûr,ilenrecevait, des visites!
Directeursdemusée et critiques
d’artvenus du monde entier.Mais
pour luiparler de l’autrePollock.Et
lui, trop humble et fierpour se
mettreenavant.
Dansla maison defamille aux murs
couverts destoiles et gravures de
l’absent, cachée aufond d’un jardin

du 20earrondissement,Francesca
tenteaujourd’hui derecoller les
morceaux.Partageantson temps
ent re sontrav ail de psychanalyste et
ses recherches d’historienne de l’art
familial, elleyasoigneusement
classé les archives paternellesavec
l’aide de sa mère. Elles ontachevéle
catalogueraisonné, trouvé une gale-
rie àMunich. La démarched’une vie
pour donneràl’œuvre uneautre
existence. Rien detout cela ne serait
arrivé,sanscejour de 1995 quireste
àjamais gravédans la mémoirede
Francesca.«Jesuisentréedansun
entrepôt deHarlem où,sans nous en
parler,mon pèreavait stockétoutes
ses œuvresantérieures aux
années 1970. C’étaittout sombre. J’ai
vu untableau inspirépar son voyage
auMexique, en 1955 .Etjemesuis
dit:“Soit on brûletout, soit onfait
quelquechose.”»Elle l’acompris
soudainement, sonpère n’avait pas
été«oublié»:«Iln’avaittout sim-
plementjamais étévu, cariln’était
pas visible.Parcequ’il s’est beaucoup
donnéàl’enseignement, qu’il avait
unrapport difficile auxgaleries, qu’il
ne trouvait pas sa place dans le mar-
ché. Il était aussi beaucoup sur la
réserve, pas dutout dans le storytel-
ling. “Montemps viendra”,pensait-
il.»Àlafin de sa vie, alorsque
CharlesPollock étaitàl’hôpital,
hémiplégique,Francesca luiavait
apporté l’une de sestoiles pour voir
s’il lareconnaissait.Le vieil homme
avait regardé letableau et lancéàsa
fille:«That’sadamnedgood artist !»

(c’est un sacrémentbon artiste!).
«Comme s’il me donnait une injonc-
tion douce»,dit-elle aujourd’hui.
Elleafouillé dans lespapierset
lettres etapureconstituer l’histoire
de safamille américaine,cettesaga
pleine d’ellipses:letrajet de ses
parents, de son grand-pèreLeroy
Pollock,qui avait fait millepetits
boulots, dontcelui de travailleur
nomadepourlavoirie quand sa
femme, mèreaufoyer, couvait
Jackson,cetoncle queFrancescan’a
pasconnu, et les autres membres de
la fr atrie :Sandy s’essa ya àlapein-
ture avantdedevenir graveur,Jay
fut héliograveur,etFrank s’occupa
d’uneroseraie industrielle.Une
famillecertes soudée, mais dontle
succèsfulgurantdeJackson a
changé la destinée. Ainsi,Francesca
aretrouvé une lettre, envoyéepar
Charlesàsamère, justeaprès l’an-
noncedudécès de sonbenjamin
surdoué:«DifficileàcroirequeJack
nousaquittéssijeune.Àunesprit
sensiblecomme le sien, désirant
ardemmentexprimer un sentiment
profond de beautéetdesignification,
cemonde degadgetsadûsembler
très cruel et indélicat.(...)L’ idée me
turlupine:commentaurais-je pu l’ai-
der quand il était au creux de la
vague entredeux pics créatifs?»
La disparition brutale de son frère
l’a d’autantplus bouleverséque
c’est lui, Charles, qui estàl’origine
de savocation depeintre.Le pre-
mier artistedelafamille, c’est lui,
et nonJackson. C’estpour

“Mon père n’ajamais étévu, car iln’était
pasvisible.Ilavait unrapportdifficileaux
galeries, ne trouvait passaplace dans
le marché. ‘Mon temps viendra’ ,pensait-il.”
FrancescaPollock

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Italo Scanga. Charles


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